Finalement, jamais ces immenses canons à pierres n’eurent l’occasion de tirer une seconde fois.
Si le Duc avait fait construire ces six plateformes de tir surélevées dans l’enceinte de la ville, c’était pour permettre aux tireurs affectés aux canons et aux trébuchets d’avoir une vue dégagée sur l’ennemi, celles-ci étant plus hautes que les remparts.
En théorie, c’était une bonne stratégie dans la mesure où une telle vue non seulement améliorait la précision et la portée des tirs mais était aussi terriblement oppressante aux yeux de l’ennemi.
Mais face à la puissante armée de Roland, ces imposantes plates-formes servaient plutôt de cibles aux canons.
Ces quinze minutes d’explosions continues lui parurent une éternité.
Alors que les hommes de William venaient tout juste d’achever le chargement, un boulet ennemi atterrit sur la plateforme où ils se trouvaient.
Ce fut alors comme si un soleil ardent illuminait l’endroit, grossissant à mesure qu’il engloutissait l’immense canon à pierre et les vingt malheureux qui se tenaient à côté. Puis les flammes se répandirent dans toutes les directions et l’onde de choc balaya la ville, soulevant partout des nuages de poussière.
Une grosse pièce de bronze, emportée par l’explosion, vint s’écraser contre le mur d’une autre plateforme et retomba droit sur un groupe d’hommes qui transportaient des pierres, les pulvérisant en un instant en un nuage de brouillard rouge. Puis il rebondit par deux fois et écrasa ceux qui avaient eu la chance d’en réchapper, laissant derrière lui une épaisse traînée de chair et de sang. Certaines victimes dont seuls les membres étaient brisés et qui avaient encore un souffle de vie poussaient des cris atroces dans l’espoir d’une mort plus rapide.
Mais très vite, William détourna son regard de la tragédie qui se passaient en contrebas.
En effet, la tour de guet sur laquelle lui et d’autres nobles se trouvaient était elle-aussi dans la ligne de mire de l’ennemi. Lorsque leur premier tir avait embrasé les remparts, ceux-ci n’osant plus regarder, avaient immédiatement évacué les lieux. C’était la meilleure chose à faire dans la mesure où jamais le Duc n’aurait pu imaginer pareille cadence de tir. En trente secondes, ils avaient rechargé et leur précision allait s’accroissant, transformant les secteurs proches des remparts en déserts.
Si, au départ, les boules de feu ne touchaient que l’extérieur, très vite, elles se mirent à attaquer la ville, détruisant les plateformes surélevées et la porte principale. À l’intérieur, l’air était empesté de fumée et le bruit des explosions combiné aux lamentations des blessés donnaient à la cité une allure d’enfer.
Lorsque les six plates-formes étaient totalement détruites et la porte brisée, l’ennemi cessa de tirer.
En principe, les hommes du Duc auraient dû immédiatement baisser les barrières de fer et les lourdes portes de pierre pour empêcher l’ennemi de pénétrer dans la ville, et se préparer au blocus, mais après un tel bombardement, aucun d’entre eux ne pouvait rester à son poste. L’huile s’enflammait à mesure qu’elle se répandait et l’on voyait partout sur les remparts des corps carbonisés. Les rares survivants avaient perdu tout courage. Quant aux civils recrutés en urgence, c’était pire encore.
Ceux qui étaient capables de courir s’étaient enfuis depuis longtemps, abandonnant là leurs compagnons terrifiés ou grièvement blessés.
Certes, William avait envisagé la possibilité d’une défaite, mais jamais il n’aurait pensé que ce serait aussi rapide.
En effet, leur ligne défensive s’est effondrée avant même qu’ils n’aient pu atteindre l’ennemi.
« Qu’a bien pu faire Roland durant ces deux dernières années ? » Se demanda-t-il.
– « Monseigneur, nous n’avons plus aucun moyen de répliquer! »
– « Nous ferions mieux de nous rendre. »
– « En effet, Monseigneur. Renoncer maintenant ne signifie pas que nous abandonnons définitivement. Nous aurons bien d’autres opportunités, l’essentiel étant de rester en vie. »
– « Il a raison. Reconstruisons nos forces armées et attendons le bon moment. Nous avons le temps tant qu’ils n’ont pas quitté la Région de l’Est. »
– « Si Timothy était là, il ne vous en tiendrait pas rigueur. En effet, vous avez fait de votre mieux, mais l’ennemi était trop puissant. »
William demeura un moment silencieux puis se tourna vers Galina. Deux marques noires striaient son visage et les flammes avaient partiellement brûlé ses cheveux tandis qu’elle tentait de protéger le Duc lors de leur retraite. Cependant, son regard restait brillant, sans aucune lueur d’inquiétude ni de frustration.
– « Je suis à vos ordres », dit-elle.
Le Duc prit une profonde inspiration :
– « Je vous conseille de tous vous rendre. »
– « Monseigneur… et vous ? »
– « Je n’ai pas passé deux ans à me préparer simplement pour me rendre », répondit-il calmement. « Je vais montrer à Roland qu’aussi puissante qu’elle soit, son armée ne peut pas tout conquérir. Je lui prouverai que les vassaux du Roi Timothy ne sont pas lâches au point de s’incliner devant un tyran. Galina, où sont mes chevaliers ? »
– « Dans la seconde zone d’embuscade », répondit le Chevalier en Chef.
– « C’est inutile désormais. Dites-leur de se rendre à la porte principale », ordonna William. « Vicomte Ariburke, désactivez tous les pièges que nous avons mis en place. »
– « Les désactiver ? Mais pourquoi ? » Demanda l’aristocrate, surpris.
– « Ces tours sont trop simples pour retenir l’ennemi, aussi, mieux vaut les laisser entrer et les affronter de manière juste et équitable. Les choses sont allées trop loin, quelqu’un va devoir en répondre », expliqua le Duc qui n’aurait jamais cru se montrer aussi calme en ces derniers instants.
Mais ce qu’il s’apprêtait à faire serait à jamais gravé dans l’histoire et il serait alors en mesure d’affronter Sa Majesté avec fierté.
Une demi-heure plus tard, l’armée de Roland arrivait aux portes de la ville. Une petite équipe avait d’abord été envoyée retirer les débris qui bloquaient et prendre le contrôle des deux côtés de la porte pour permettre au gros des troupes de pénétrer dans le château. Sitôt entrés dans la ville, les soldats s’arrêtèrent à mi-chemin de la rue principale et y établirent un périmètre approximatif. En un rien de temps, ils avaient terminé et placé deux étranges fusils devant la forteresse.
Indifférent aux actions de l’ennemi, William tira tranquillement les rênes de son cheval et, suivi des Chevaliers, contourna la rue pour venir former une ligne de l’autre côté.
Ces sept Chevaliers et leurs quinze écuyers constituaient sa dernière chance de contre-attaquer et le fait que, jusqu’au dernier moment, ils aient l’audace de rester à ses côtés ne fit que renforcer en lui l’idée que le système aristocratique était essentiel et supérieur.
En effet, seuls les nobles, conscients du sens des valeurs de loyauté, honneur et devoir, pouvaient avoir le courage d’affronter l’ennemi dans des conditions aussi défavorables.
À la vue des soldats, de plus en plus nombreux, qui envahissaient la rue et se préparaient, il abaissa la visière de son casque, leva sa lance et poussa un profond soupir.
– « Aujourd’hui, nous avons peut-être perdu la bataille mais l’histoire se souviendra de nous. Nos noms feront l’objet de poèmes et de chansons. Courage! Tenez bon et combattez jusqu’à votre dernier souffle! Chevaliers de la Maison Borg, tous avec moi! »
– « Pour la victoire! »
Sur ce, William fit claquer les rênes de son destrier et se lança au grand galop dans la rue principale, ses hommes derrière lui.
Que demander de mieux pour son dernier repos que ce champ de bataille où les flammes et la fumée formaient une parfaite toile de fond ?
À mi-chemin, alors qu’il atteignait sa vitesse maximale, n’entendant plus le bruit des sabots derrière lui, le Duc se retourna et, à sa grande surprise, s’aperçut que sur les vingt chevaliers supposés charger avec lui, seule Galina était restée.
Cette rue donnant sur de nombreuses petites rues et ruelles, William comprit.
« Pourquoi ? » Voulut-il demander à la femme qui le suivait courageusement mais lorsque son regard rencontra le sien, significatif et rempli d’émotions, il comprit que désormais, plus rien n’importait.
Mieux valait terminer ainsi.
– « Au moins je vous ai à mes côtés », dit-il.
Le sourire aux lèvres, il pointa sa lance en direction du soldat ennemi le plus proche.
C’est alors qu’une pluie de balles s’abattit sur lui.