Après une bonne nuit de sommeil, les trois sorcières reprirent leur voyage. La matinée tirait à sa fin lorsque, du haut du ciel, Loélia aperçut enfin la “ville abandonnée” : c’était une vaste étendue de terre verdoyante où se dressaient çà et là quelques vestiges de murs sombres. Pourtant, d’après Foudre, la ville était supposée avoir été abandonnée depuis plus de quatre cents ans.
Elle ne put s’empêcher de retenir son souffle : c’était encore plus grand qu’elle ne l’avait imaginé!
Les ruines de cette ville couvraient une zone cinq à six fois plus vaste qu’Ironsand City et pouvaient accueillir plus de cent mille personnes. À voir ses vestiges, cette cité avait dû être magnifique. En considérant qu’il fallait dix personnes issues des villes et villages environnants pour soutenir un seul habitant d’une grande cité, elle en déduisit avec surprise qu’il devait y avoir au moins un million de personnes pour vivre sur ces terres sauvages.
« C’est incroyable! » Pensa-t-elle. « Comment un royaume capable de construire une ville pareille a-t-il pu perdre face aux Diables ? »
Elle se souvint alors des paroles du Roi : « La Bataille de la Divine Volonté n’est pas un affrontement entre deux tribus, mais une guerre générale entre deux civilisations et qui sera déterminante pour la survie de l’une ou de l’autre. » Si, à l’époque, ces propos l’avaient irritée, elle commençait à comprendre qu’en lui disant : « Je refuse de vous envoyer à la mort », Sa Majesté ne cherchait pas à l’intimider.
Sans savoir pourquoi, elle se sentit beaucoup mieux.
Au signal de Foudre, elles amorcèrent leur descente et se posèrent sur une section relativement préservée des remparts de la ville.
Bien qu’endommagé, le mur mesurait vingt pas de large. Deux voitures à quatre roues auraient pu y circuler de front. Entre les plantes grimpantes et les mousses qui recouvraient la pierre, elles aperçurent des trous bien rond et se demandèrent quelle force il avait fallu pour créer de tels dégâts sur ces énormes murs.
– « Vous le savez peut-être déjà, mais cette ville était le dernier bastion de l’Empire des Sorcières. Malheureusement, elles n’ont pas résisté à l’assaut des Diables. »
Devait-elle comprendre que les sorcières de plus de quatre cents ans auxquelles Cendres avait fait allusion étaient en réalité des survivantes de cet empire ? Ce serait suite à leur chute qu’étaient nés les Quatre Royaumes et l’Église, qui considérait les sorcières comme des hérétiques ?
Persuadée que les détenteurs de ce secret l’avaient caché délibérément, la femme-loup chassa ces pensées de son esprit. Jamais les marchands itinérants ne lui avaient dit quoi que ce soit à ce sujet et les habitants de la Cité Sans Hiver ne semblaient pas en savoir davantage. N’étant pas membre de l’Association des Sorcières, il était préférable pour elle de ne pas chercher à creuser le sujet.
Elle déplia la carte que Foudre lui avait remise la veille :
– « Taquila est-elle située à la limite de votre secteur de patrouille ? Si jamais les Diables ont l’intention d’attaquer la Cité Sans Hiver, d’où sont-ils supposés venir ? »
– « En principe de l’ouest, mais il serait extrêmement dangereux de nous aventurer plus profondément sur les Terres Barbares, même si nous sommes en mesure de voler. »
– « Et pourquoi ? » S’enquit la femme-loup.
– « À cause de la brume », répondit Maggie. « Il arrive même parfois que le ciel devienne rouge. »
Loélia fronça les sourcils :
– « La brume ? Mais quelle brume ? »
– « Elle est aussi vitale aux Diables que l’air que nous respirons », expliqua Foudre en se tournant vers le nord-ouest. « Aujourd’hui, il fait beau et le ciel est bleu. Mais lorsqu’il est couvert, en particulier de nuages sombres, ou s’il pleut, nous pouvons apercevoir la Brume Rouge à l’horizon de très haut dans le ciel. Cette brume est particulièrement toxique pour les sorcières. Quand bien même nous parviendrions à ne pas l’inhaler, nous serions grièvement atteintes rien qu’à son contact. Comme nous ignorons jusqu’où elle peut s’étendre, nous évitons de nous aventurer à l’ouest de Taquila. »
La jeune fille lui fit ensuite un bref résumé des principaux points faibles des Diables.
– « Je vois », dit la femme-loup en remuant les oreilles. « Si je parviens à débrancher les tubes qu’ils ont dans le dos, ils s’affaibliront et deviendront vulnérables. »
– « Mais ce n’est pas chose facile », précisa Foudre. « Ils sont quasiment invincibles, tout comme le Diable Supérieur dont je vous ai parlé hier soir, aussi, si jamais vous en rencontrez, mieux vaudrait pour vous que vous battiez en retraite et en informiez immédiatement Sa Majesté. »
– « Ne vous inquiétez, pas, je saurai quoi faire », répondit Loélia, l’esprit combatif, en se tapotant la poitrine.
Affronter un redoutable adversaire était justement ce qui rendait les combats stimulants et enrichissants. En outre, le fait que ces Diables soient invincibles en groupe ne signifiait pas nécessairement qu’ils l’étaient individuellement.
« J’aurai peut-être l’occasion d’affronter un Diable solitaire au cours de mon périple et quand bien même je n’en croiserais pas, je pourrai toujours combattre les hybrides démoniaques », pensa-t-elle.
En effet, pendant qu’elle volait sur le dos de Maggie, la Princesse en avait repéré plusieurs, et de grande taille. Elle jeta un regard à la nature déserte environnante et sentit l’excitation renaître.
La route qu’elle avait vue en songe devenait à présent plus claire et s’étendait plus loin, le sable étant peu à peu remplacé par de la verdure.
Elle allait certainement rester un bon moment dans cet endroit.
Chaque jour depuis qu’il avait donné l’ordre de partir au combat, Roland assistait à une ou deux réunions. Du plan de bataille à l’organisation logistique, tout requérait son approbation. Si, au départ, il aimait ce sentiment de pouvoir absolu, le Roi fut rapidement submergé par la lourde charge qui pesait sur ses épaules à mesure qu’il se plongeait dans les préparatifs.
Maintenant que la Cité Sans Hiver gérait davantage qu’une ville, il fallait toute une équipe pour élaborer des plans là où autrefois une personne aurait suffi. Après des jours passés à discuter de questions triviales, Roland en vint peu à peu à comprendre ces “chefs stupides” dont parlait l’histoire, qui détestaient s’occuper des affaires gouvernementales, et même à éprouver quelque sympathie pour eux. Si quelqu’un avait à écouter tout au long du jour des gens parler de choses qu’il aurait oubliées ou ne comprendrait pas, il serait inévitablement agacé. Sans Sophia pour intégrer et filtrer les chiffres contenus dans les rapports, il aurait de loin préféré être un dirigeant qui se tient à l’écart et se décharge de tout sur ses subalternes.
Il ne faudrait pas oublier qu’avant de passer dans ce monde, il n’était qu’un ingénieur en mécanique.
Roland accordait davantage d’attention au plan de bataille proposé par le Ministère de la Défense qu’à l’organisation logistique complexe.
La Première Armée ayant prévu de concentrer tous ses tirs sur la Cité Sainte d’Hermès qui était entourée de hauts remparts très épais, ils avaient élaboré un plan basé sur l’expérience vécue à la Montagne Enneigée et prévu tous les canons et munitions requis. Ce serait une opération réunissant les soldats, les sorcières et les survivantes de Taquila.
Le Roi devait admettre que la Perle de la Région du Nord était vraiment talentueuse. En effet, elle mettait en avant le concept d’opération collaborative consistant à utiliser les capacités des sorcières et des survivantes de Taquila pour lancer un peu partout des raids surprise. Elle était d’avis qu’en agissant ainsi, les troupes de la Cité Sans Hiver pourraient rapidement perturber la formation défensive ennemie et attaquer simultanément par les airs et la terre. Même si bon nombre de ses idées n’étaient pas suffisamment mûries, elles étaient impressionnantes pour l’époque.
Roland se dit qu’il avait pris une sage décision en la plaçant au Ministère de la Défense.
Pour que ce plan fonctionne, il était indispensable que les Sorcières du Châtiment Divin se soumettent aux ordres et n’agissent pas à leur guise.
Tout le monde se préparant pour la bataille, c’était pour lui le premier problème à résoudre.
La solution était très simple : il pourrait, par exemple, inviter toutes les survivantes impliquées dans cette guerre à faire une incursion dans le Monde des Rêves.