Au coucher du soleil, les ombres de la Chaîne des Montagnes Infranchissables se mirent à grandir. On aurait dit que les montagnes elles-mêmes se développaient. Enfin, les ombres et le ciel se confondirent dans l’obscurité qui engloutissait la terre brune parsemée de vert.

C’était la première fois que Loélia assistait à un tel spectacle. En plein vol, un énorme monstre comme Maggie ne projetait sur le sol qu’une ombre restreinte. Mais les ténèbres avaient beau s’approcher lentement, elle n’avait aucun moyen d’y échapper.  

La Princesse se sentit remplie de crainte devant l’immensité des Terres Barbares.

Soudain, Foudre s’approcha d’elles et siffla :

– « Nous sommes arrivées! » 

– « Ow! »

La bête amorça alors sa descente et la femme-loup, grimpée sur son dos, eut l’impression effrayante d’être suspendue dans les airs. Aussi s’agrippa-t-elle fermement à la fourrure du monstre.  

Quelques instants plus tard, les trois sorcières se posaient sur une colline.

– « C’est… »

– « La base secrète de notre équipe d’exploration », répondit Foudre qui fit signe à Loélia : « Suivez-moi. »

La voyant disparaître derrière une grosse souche, la Princesse s’approcha et vit que celle-ci était creuse. Elle regarda par la petite porte qui faisait face au versant abrupt et fut surprise d’y découvrir une pile de bois de chauffage et quelques bancs de pierre.  

– « Il va nous falloir deux jours pour nous rendre à Taquila, aussi passerons-nous la nuit ici. Nous repartirons de bonne heure demain matin », dit Foudre en ouvrant la fenêtre située face à la porte pour permettre à l’air de circuler. L’odeur de décomposition qui régnait à l’intérieur de la souche disparut presqu’aussitôt. « À présent, passons au barbecue! Attendez de goûter à mon délicieux pain grillé! »

– « Est-ce vous qui avez construit cet endroit ? » Demanda Loélia en jetant autour d’elle un regard curieux.

Si elle avait accepté l’invitation de Foudre à se joindre à l’Équipe d’Exploration de la Cité Sans Hiver, c’était parce que la jeune fille lui avait promis de l’emmener jusqu’à la ville abandonnée et de lui donner de plus amples informations au sujet des Diables. Cela l’intéressait vivement car la femme-loup était persuadée que plus elle en saurait sur ses adversaires, plus il lui serait facile de les vaincre. Elle avait dû se faire violence pour entreprendre ce périple avec le peu d’informations qu’elle possédait sur ces créatures et les terres sauvages, mais maintenant qu’elle avait à sa disposition une source fiable de renseignements, elle était prête à faire quelques sacrifices pour la conserver.  

Après tout, ce n’était pas si grave si elle passait un peu de temps à jouer avec ces deux petites filles.

– « Non », répondit Foudre. « C’est la nature qui l’a créé, pour ma part, j’ai simplement eu la chance de le trouver. » Sur ce, elle s’empressa d’allumer un feu qui éclaira aussitôt l’intérieur de la souche. « En fait, ce sont des vers qui ont rongé cet arbre dont la partie supérieure avait été arrachée lors d’une tempête. Ses branches et ses feuilles forment un toit naturel. Quant à la fenêtre et à la porte, elles ont été découpées par Maggie. Nous avons bien d’autres bases comme celle-ci sur les Terres Barbares. S’il sait observer, un explorateur saura toujours trouver un refuge dans la nature. »

En l’écoutant parler, Loélia, étonnée, eut le sentiment que cette jeune fille était plutôt digne de confiance.

À la lueur vacillante des flammes, elle s’aperçut que derrière cette porte et cette fenêtre grossières, elles avaient installé des verrous afin d’assurer leur sécurité. La partie du toit située au-dessus du foyer était conçue pour s’ouvrir afin d’évacuer la fumée et pouvait, du même coup, servir de trappe d’où elles pourraient s’échapper en cas d’urgence. Le bois de chauffage avait été rangé en hauteur afin de ne pas être détrempé par l’eau et on avait creusé deux rigoles dans le sol pour assurer un bon drainage. Ainsi, malgré l’odeur de décomposition, la pièce n’était pas humide.  

Ayant remarqué beaucoup d’autres détails similaires dans cette souche, Loélia se dit que tout ceci ne pouvait être l’œuvre d’une enfant. Aurait-elle sous-estimé cette équipe d’exploratrices ?  

Maggie sortit de son sac à dos des morceaux de viande séchée qu’elle mit à cuire sur le feu de camp tout en fredonnant une vague mélodie. De son côté, Foudre tira de sa ceinture des petits pots de condiments qu’elle saupoudra uniformément sur la viande. À les voir coopérer ainsi, ce ne devait pas être la première fois qu’elles opéraient ensemble.

Une odeur appétissante eut tôt fait de se répandre dans la souche.

– « Goûtez-moi ça », dit Foudre en tendant à Loélia un morceau de viande rôtie.

La jeune femme eut un instant d’hésitation, puis finalement obtempéra.  

Aussitôt, les saveurs se succédèrent dans sa bouche. Elle ressentit d’abord la chaleur et le gras, puis le goût frais et salé des épices. Croustillante à l’extérieur, la viande était particulièrement tendre. La femme-loup avait peine à croire que de la cuisine faite en pleine nature puisse être aussi savoureuse que les plats les plus raffinés servis lors des festins d’Ironsand City.

Elle remua joyeusement la queue :

– « C’est… vraiment délicieux. »

– « Il est vrai que ce n’est pas une viande que l’on trouve tous les jours », dit fièrement Maggie. « Elle provient d’une grenouille géante que j’ai eu grand mal à attraper dans la Source Glacée de la Grande Montagne Enneigée. Ses pattes sont aussi grandes que Foudre et elle est si grosse que nous sommes obligées de la conserver pour pouvoir la déguster peu à peu. »

« Une grenouille des lacs ? » Pensa Loélia, abasourdie. « Qu’est-ce que c’est ? Est-ce vraiment comestible ? »

– « Ne vous inquiétez pas », répondit la jeune fille, comme si elle avait lu dans ses pensées. « Si les explorateurs existent, c’est pour découvrir des choses inconnues dont la nourriture fait partie. »  

La femme-loup se mordit les lèvres, ferma les yeux et avala le reste de la viande.

Savourant le goût qui persistait dans sa bouche, elle se tourna vers Foudre :

– « Etes-vous les deux seuls membres de l’Équipe d’Exploration de la Cité Sans Hiver ? »  

– « Nous sommes trois désormais », rectifia la jeune fille.

– « Et les autres sorcières de l’Association ? » Demanda la Princesse. « Pourquoi tenez-vous tant à ce que je rejoigne ce groupe ? Si je suis venue dans la Région de l’Ouest, c’est pour affronter de puissants adversaires et parfaire mes compétences en matière de combat.  Explorer l’inconnu ne m’intéresse guère… »

Chose très rare chez elle, Foudre garda un moment le silence avant de répondre :

– « Les autres sorcières quittent rarement la Cité Sans Hiver. Même si certaines le voudraient bien, peu parmi elles aimeraient errer dans la nature. Elles ont beaucoup plus important à faire que d’explorer. Mon père disait qu’il est impossible à une personne seule de mener à bien une véritable aventure. Aussi, si je veux devenir une grande exploratrice, il me faut former ma propre équipe et vous êtes la seule sorcière que nous ayons croisée sur les Terres Barbares. »

Loélia réalisa soudain que cette jeune fille ne prenait pas l’équipe d’exploration à la légère.  Ce n’était pas seulement une fantaisie passagère mais un rêve auquel elle tenait beaucoup. À en juger par le ton employé, la femme-loup en déduisit que la majeure partie de son entourage considérait sans doute le projet de Foudre comme un jeu, tout comme elle l’avait d’abord cru.  

Durant un instant, Loélia se revit dans cette jeune fille. En effet, avant qu’elle ne remporte tous ces défis et ne devienne une vraie guerrière, peu de gens comprenaient sa passion et son dévouement pour le combat, d’autant plus qu’à Ironsand City, les femmes guerrières étaient très rares.

Toute à ses pensées, la jeune femme eut un léger soupir et prit un air désinvolte :

– « En tant que membre de l’équipe d’exploration, que dois-je faire à présent ? »  

À ces mots, le regard de Foudre s’illumina. Elle sortit un parchemin de sa poche et le tendit à Loélia :  

– « Les secteurs que nous n’avons pas encore explorés sont tous indiqués sur cette carte. Si jamais vous vous y aventurez, je vous serais reconnaissante de bien vouloir noter tout ce que vous y verrez : nids d’oiseaux, nids d’abeille, cavernes aux loups et ainsi de suite. Tout peut nous être utile. »   

– « Mais la règle de notre groupe veut que vous ne gardiez pas cela pour vous seule », coupa Maggie. « Vous devrez nous attendre afin que nous mangions ensemble! »

Loélia déplia la carte qui contenait une multitude de dessins étranges et quelques annotations.  Pour exemple, dans un endroit mentionné comme étant un nid d’aigle étaient représentés deux pilons de poulet et quatre œufs.

« Pourquoi ai-je le sentiment d’avoir été trompée ? » Se demanda la femme-loup, hésitant entre le rire et les larmes.

Elle rangea la carte et s’éclaircit la voix :

– « Euh… j’ai compris. Mais pourquoi avez-vous dit que je devais vous attendre ? Avez-vous l’intention de rentrer à la Cité Sans Hiver ? »  

– « Sa Majesté Roland est sur le point d’envoyer des troupes dans la Région de l’Est ainsi qu’à Hermès.  Nous allons sans doute devoir nous absenter quelques mois pour accompagner la Première Armée car le Roi a besoin de nous pour repérer les mouvements de l’ennemi et rectifier les tirs de l’artillerie », répondit Foudre en se tapotant la poitrine. « En notre absence, c’est vous qui serez chargée d’explorer les Terres Barbares. »