« Un deux trois quatre… »

Loélia renversa sa bourse sur la table et compta à deux reprise ses Royals d’or, les sourcils rapprochés.  

Il ne lui en restait plus que vingt et un….

En moins d’un mois, elle avait dépensé les trois quarts de ses économies et si elle continuait à vivre ainsi, elle serait contrainte de repartir chez elle, déshonorée, abandonnant sa fierté et ses nobles aspirations aux sables mouvants.

Les prix dans les grandes villes étaient élevés, en particulier dans la taverne d’Evelyne où les boissons coûtaient si cher que c’en était scandaleux. Du vol organisé, en quelque sorte!

– « Non… » gémit Loélia en baissant la tête, abattue. Ses oreilles retombèrent elles aussi.

Force lui fut de reconnaitre que c’était elle qui, de son plein gré, avait dépensé tout cet argent pour acheter des boissons. En toute honnêteté, la propriétaire de la taverne lui avait, à plusieurs reprises, fait part de ses inquiétudes en la voyant dépenser autant. Elle l’avait également informée que si elle rejoignait l’Association des Sorcières, la Princesse bénéficierait gratuitement d’une bouteille par mois. Mais hélas, elle n’avait pas réussi à se le mettre dans la tête.

« Mon avidité a eu raison de moi… à moins que ce ne soit ma curiosité », pensa-t-elle. « Cependant… ce n’est pas vraiment ma faute. Les Boissons du Chaos sont si enchanteresses! Meilleures encore que la Rosée du Matin de l’Oasis d’Arturo! Leurs saveurs étonnantes sont indescriptibles et chacune de ces boissons colorées est incomparable. L’établissement mérite bien sa réputation de “taverne aux mille saveurs”. »

Si toutes les boissons proposées avaient la même saveur, quand bien ce serait celle de la délicieuse Bière des Trois Dieux, Loélia était convaincue qu’elle saurait se contrôler. En effet, si le vin était bénéfique au guerrier, l’excès, en revanche pouvait être destructeur.  Mais ces Boissons du Chaos étaient si imprévisibles qu’elle avait hâte dans essayer sans cesse de nouvelles. Sans qu’elle s’en aperçoive, son argent filait comme l’eau dans un ruisseau.

Frustrée, Loélia secoua la tête et frotta son front contre la table froide pour essayer de se ressaisir : « Non, vraiment, ça ne peut plus continuer! »

Tout d’abord intriguée par cette taverne, elle s’était aperçue que ce lieu où l’on vendait des boissons extrêmement chères était également l’endroit parfait pour élargir son horizon et recueillir des informations. Où qu’elle s’assoie, la jeune femme pouvait entendre parler des hommes d’affaires en provenance de tous les royaumes du nord. Contrairement aux commerçants itinérants de la Région de l’Extrême Sud, la plupart étaient riches et abordaient des sujets dont elle n’avait jamais entendu parler, ce qui lui était très profitable. Par ailleurs, elle y rencontrait aussi des sorcières grâce auxquelles elle pouvait en apprendre davantage sur l’Association.  

Malheureusement, le peu d’argent qui lui restait ne lui permettait pas de poursuivre dans cette voie. Désormais, il allait falloir passer à l’action.

Pour réprimer son envie de boissons, le mieux serait pour elle de quitter la ville afin de trouver un adversaire avec qui se battre, ce qui lui permettrait d’oublier la taverne d’Evelyne.

La femme-loup ferma les yeux : aussitôt, elle revit la route de sable.

« Oui, c’est certainement un défi que me lancent les Trois Dieux… »

À cette pensée, son moral revint au beau fixe.

Elle se tapota les joues pour se revigorer, remit l’argent dans sa bourse et entreprit de faire ses bagages.  

Heureusement, elle n’avait pas passé tout son temps à la taverne. Cendres lui ayant présenté celle qui lui avait sauvé la vie, à savoir Mlle Naela Pine, elle savait désormais que cette dernière, Lily et Chloris avaient toutes trois des capacités de guérison. Par ailleurs, elle fut ravie de constater que leurs pouvoirs n’étaient pas uniquement au service du grand chef. Ces trois sorcières, en effet, dirigeaient un hôpital en ville où tous pouvaient venir se faire soigner à un prix bien moindre que celui des Boissons du Chaos.

En cas de besoin, la femme-loup pourrait donc bénéficier de leurs soins, et ce même si elle ne travaillait pas pour le Roi, ce qui était une excellente nouvelle.

Même si Naela possédait le plus puissant pouvoir de guérison, celui-ci n’était efficace qu’à condition qu’elle soit en contact direct avec le patient. Mais heureusement, Lily et Chloris pouvaient créer des remèdes magiques, comme le flacon de poudre grise que Loélia tenait à la main. Confectionnée par Chloris, cette préparation, qui portait le nom de “Remède spécial d’or Royal pour plaies ouvertes”, était très efficace pour arrêter les saignements, même si la Princesse ne comprenait pas le lien pouvant exister entre ce remède et les pièces qu’elle venait de compter.  

De son côté, Lily lui avait remis un autre flacon qui contenait un liquide médical appelé “Eau Purifiante”. D’apparence semblable à n’importe quelle eau fraîchement puisée, cette solution avait le pouvoir d’enrayer les infections. La Princesse, qui savait pertinemment que, pour un guerrier blessé, l’infection était encore plus redoutable qu’une hémorragie ou que la douleur, comprit aussitôt la valeur de ce remède.

Si ce remède pouvait se conserver indéfiniment, elle était prête à en acheter autant qu’elle pourrait en trouver à l’hôpital.

Compte tenu des effets, ces produits, vraiment bon marché, étaient sans doute la meilleure garantie pour tout guerrier désireux de défier ses limites en affrontant de puissants adversaires. Si elle les utilisait correctement, elle était certaine de pouvoir vaincre n’importe quel ennemi, aussi fort soit-il.  

Mais ses projets ne s’étaient pas déroulés comme elle l’avait prévu. Tout d’abord, étant donné qu’il n’existait pas, à la Cité Sans Hiver, d’Associations de Rats telles que celles dont les commerçants itinérants lui avaient parlé, les astuces qu’elle avait préparées pour explorer le royaume du nord s’étaient avérées inutiles. Par ailleurs, elle avait interrogé des dizaines de personnes sans pouvoir apprendre quoi que ce soit au sujet des Diables. De toute évidence, les résidents n’étaient pas au courant et pire, ayant éveillé les soupçons, elle avait même été suivie par des hommes en noir.

À ce jour, tout ce qu’elle savait de ces créatures se limitait à la description que Cendres lui en avait faite et à une conversation surprise à la Taverne aux Mille Saveurs. Les Diables auraient été aperçus dans une ville abandonnée, située en pleine nature au nord de la Cité Sans Hiver.

L’expérience lui avait appris qu’il était plus prudent de ne pas prendre l’initiative avant d’attaquer un adversaire dont on ne connait presque rien. Cependant, elle voulait absolument s’éloigner de la tentation que représentaient les Boissons du Chaos et faire ses preuves auprès du grand chef.

Ce périple étant un défi, il serait inévitablement semé d’embûches et de revers.

Mais elle s’y était préparée.

En quittant la Cité Sans Hiver, Loélia découvrit une forêt dense et inhabitée. Elle se déshabilla, prit l’apparence d’un grand loup et fila vers le nord, son sac entre les dents.  

Elle ignorait où se trouvait la ville abandonnée et ne savait pas quand elle pourrait rencontrer un Diable, cependant, elle était très patiente. Grâce à son ouïe et son odorat aiguisés de Loup du Désert, la Princesse était persuadée de pouvoir survivre longtemps dans cette nature sauvage réputée dangereuse pour une personne ordinaire. Dans la Région de l’Extrême Sud, sa capacité lui avait permis de découvrir et d’éliminer maints ennemis cachés, aussi pensait-elle pouvoir renouveler cet exploit.  

Tandis qu’elle courait sur le sol humide de neige fondante, Loélia eut le sentiment que les Trois Dieux la guideraient vers le véritable ennemi.

Elle n’avait parcouru qu’une faible distance lorsqu’elle entendit un sifflement dans les airs et sut instinctivement que quelque chose se dirigeait vers elle.

Ce son qui évoquait un déchirement lui était familier car lors du Duel Sacré sur la Plateforme Ardente, c’était ainsi que l’Aigle à Quatre Ailes l’avait attaquée par surprise.

Si, à l’époque, prise de court, elle n’avait pu esquiver, elle était désormais suffisamment expérimentée pour pouvoir y faire face.  

En excellente guerrière Mojin, jamais elle ne se laisserait frapper deux fois par le même type d’attaque.

Loélia prit appui sur une patte et virevolta à quatre-vingt-dix degrés, prête à anticiper l’assaut de l’adversaire. Puis elle stabilisa fermement ses robustes pattes arrière dans le sol, contracta ses muscles et sortit ses griffes dans l’intention de contre-attaquer aussitôt que l’ennemi se poserait.

L’instant suivant, un monstre immense aux ailes encore plus larges que celles de l’Aigle qu’elle avait affronté atterrit brusquement non loin d’elle, envoyant voler dans les airs une grande quantité de neige. On aurait dit que le sol tremblait.

Loélia l’entendit pousser un cri d’étonnement, comme s’il avait manqué sa cible :

« Goo ? »