Édith rentra chez elle, ôta son manteau et le jeta d’un geste désinvolte sur la patère de la porte. Puis elle respira profondément le riche parfum qui provenait du séjour et ne put s’empêcher de saliver.
Elle qui n’avait pas ressenti la faim durant toute la durée des débats au Ministère de la Défense s’aperçut que son estomac criait famine.
– « Comment se fait-il que vous rentriez si tard aujourd’hui ? » Demanda Cole en passant la tête par la porte, une cuillère à la main ?
– « La guerre pouvant commencer à tout moment, le Ministère de la Défense a encore beaucoup à faire », répondit-elle. « Et le Royaume de l’Aube complique encore les choses. » Elle troqua ses bottes de cuir contre une douce paire de chaussettes et entra au salon : « Si jamais il m’arrive encore de rentrer tard, ne m’attendez pas pour dîner. »
– « Ne vous inquiétez pas, cela ne m’ennuie pas », répondit son frère. « Est-il vrai que Sa Majesté n’a pas encore pris sa décision quant au Roi de l’Aube ? Si jamais il choisit d’adopter la stratégie de Barov, cela ne risque-t-il pas de gâcher vos projets ? »
– « Pensez-vous vraiment que le Roi soit si influençable ? » Demanda Edith en tapotant la tête de son jeune frère alors qu’elle passait devant lui. « Roland Wimbledon n’est pas homme à se laisser aveugler par les idées de ses subordonnés. »
– « Quoi de neuf cette fois ? » Demanda Cole en lui jetant un regard curieux.
– « Si je vous le dis, je devrai vous tuer », répondit sa sœur en le regardant d’une manière telle qu’il frémit aussitôt.
Sur la table étaient disposés deux plats et une soupe à base de champignons Bec d’Oiseau, la spécialité de la Cité Sans Hiver. Depuis quelques temps, peut-être parce qu’il y avait davantage de chasseurs pour en rapporter, à moins que l’on ait découvert une nouvelle source, le marché de proximité offrait un bel étalage de ces champignons, particulièrement goûteux, frais et juteux. Le prix ayant baissé, la vente était sur le point de dépasser celle des produits carnés.
S’ils n’étaient pas si difficiles à conserver en raison de leur texture adipeuse, ces champignons se seraient très bien vendus à l’extérieur.
Edith en mit un morceau dans la bouche : la saveur légèrement grillée de son chapeau se mélangeait parfaitement avec celle du beurre fondu. Elle mordit dedans avec satisfaction et, à sa plus grande joie, sentit sa bouche se remplir de jus.
Elle réalisa alors qu’elle avait sous-estimé son frère cadet car en dépit de son tempérament indécis et de son piètre talent pour l’escrime, sa capacité d’apprentissage allait bien au-delà de ce qu’elle aurait pu imaginer.
La cuisine en était un parfait exemple. Bien qu’il ne les eût goûtés qu’une ou deux fois à l’occasion des banquets du Roi, son frère avait appris à les préparer de sorte que le goût en était presqu’identique. Jamais il n’aurait réussi cet exploit s’il n’avait été doté d’un esprit ingénieux. De même, dans le cadre de son emploi administratif au sein de l’Hôtel de Ville, il avait déjà fait office de secrétaire officiel lors d’importantes réunions au château alors qu’il n’était en poste que depuis quelques mois. Il évoluait beaucoup plus vite que la majorité des jeunes de son âge, au point que même les jeunes nobles de la Région du Nord, qui pensaient pourtant avoir atteint l’excellence, n’auraient pas été en mesure de le surpasser.
Et le plus important aux yeux d’Edith : il écoutait toujours ses conseils et les appliquait.
Devant ce constat, elle n’en apprécia que davantage le dîner car plus les personnes qu’elle dirigeait seraient compétentes, plus il lui serait facile d’accomplir certaines choses.
– « Ma sœur… », Demanda soudain Cole en plein milieu du repas, « pourquoi avez-vous gardé le silence lors des dernières réunions ? »
– « Pardon ? » Dit-elle, surprise, en posant sa cuillère.
– « Toutes les questions que Sa Majesté à posées relevaient pourtant de votre domaine de compétence! Dans la mesure où vous avez deviné ses intentions, pourquoi ne vous êtes-vous pas exprimée en sa faveur ? » maugréa-t-il. « À vous voir, Barov semblait sur le point de laisser éclater sa joie. »
– « Cela aussi est un secret. Comme il est d’usage… »
Démuni, Cole baissa les yeux, parut hésiter et secoua la tête comme pour chasser sa curiosité.
« Mais étant donné ce délicieux dîner, je pense que vous avez déjà payé », ajouta Edith avec un léger sourire. « Que savez-vous au sujet d’Andrea de l’Association des Sorcières ? »
– « Andrea ? » Cole réfléchit un instant. « Son nom n’apparaît nulle part sur les plannings, par ailleurs, sa capacité est… »
– « Sans rapport avec le sujet », coupa la Perle de la Région du Nord. Il est tout à fait normal que vous n’en sachiez guère à son sujet dans la mesure où cette sorcière de combat n’apparaît que rarement en public. Seules quelques personnes connaissent ses origines. Pour autant que je sache, Andrea, qui est une amie d’enfance d’Otto Luoxi, est une aristocrate issue d’une famille très honorable du Royaume de l’Aube. Ces informations devraient vous permettre de tirer vos conclusions, du moins approximativement. » Puis, lui donnant un aperçu de ses propres hypothèses, elle ajouta : « Comprenez-vous à présent pourquoi j’ai préféré me taire ? Si j’avais révélé le favoritisme en cause, certaines actions seraient devenues impossibles et Sa Majesté aurait pu m’en tenir pour responsable! »
– « Comment avez-vous découvert tout cela? » Demanda Cole, les yeux écarquillés de surprise.
– « Pensez-vous vraiment que si je leur ai proposé de me rendre à la Montagne Enneigée, c’était uniquement pour leur prouver ma conviction selon laquelle seules les personnes ayant servi en première ligne devraient être éligibles aux postes clés de fonctionnaires ? Ce n’était qu’une motivation parmi d’autres », dit-elle en haussant les épaules. « En fait, c’était le seul moyen pour moi de me rapprocher des sorcières. »
– « Non », répondit Cole après mûre réflexion. « Mais étant donné la véracité des informations que vous avez apprises, comment pouviez-vous être aussi sûre que Sa Majesté choisirait Andrea pour résoudre au plus vite les problèmes du Royaume de l’Aube ? Je ne vois pas du tout le rapport entre ces deux points. Ne pouvait-il pas d’abord reprendre le royaume et organiser son intronisation ? »
– « Certes, le rapprochement n’est pas évident, cependant, le comportement de Sa Majesté au cours des réunions me conforte dans cette idée… » répondit Edith avec assurance. « Au cours des trois jours qu’ont duré les débats, il a regardé Andrea dix-sept fois. Comme elle n’est ni un fonctionnaire, ni un décideur, à moins que le Roi n’entretienne une liaison avec elle, cela ne pouvait qu’avoir un lien avec le complot. »
– « Vous êtes allée jusqu’à remarquer cela ? »
Elle souleva son bol de soupe et repris la position qu’elle avait durant les réunions :
– « Assise ainsi, je pouvais observer Sa Majesté du coin de l’œil. Je suis certaine qu’il ne s’est pas douté que pendant qu’il observait Andrea, quelqu’un d’autre l’observait également. »
À ces mots, son jeune frère plissa les lèvres en une expression particulière et murmura quelque chose d’inaudible.
– « Qu’avez-vous dit ? » Demanda Edith d’un ton glacial.
– « Euh … rien du tout », répondit précipitamment Cole en agitant les mains. « Cependant, j’ai une autre question à vous poser : Etait-ce également pour cette raison que vous êtes allées trouver Andrea après l’une des réunions ? Et si vous faisiez fausse route ? »
– « Oh! » S’exclama-t-elle, amusée, en arquant le sourcil : « Vous m’avez vue ? »
– « Je voulais vous demander à quelle heure vous comptiez rentrer », répondit son frère. « Mais ce qui me surprend, c’est que vous n’êtes restée que très peu de temps à bavarder avec elle… »
– « Il n’était pas utile de lui faire part de mes réflexions », répondit calmement Edith. « Étant donné qu’il s’agit de favoritisme, je me suis contenté d’un petit encouragement. Je lui ai simplement dit : « Sa Majesté est un Roi particulièrement bienveillant, qui, de surcroît, a déjà rencontré Sir Otto, même si ce n’était que brièvement. Parlez-lui, je suis certaine qu’il acceptera de lui venir en aide. » Si je ne me trompais pas, j’aurais au moins contribué à aider Sa Majesté. Dans le cas contraire… » Elle s’interrompit un bref instant avant de conclure : « Qui se soucie de la vie des nobles du Royaume de l’Aube ? »
La réunion du lendemain s’acheva à la mi-journée.
Roland Wimbledon, qui était resté silencieux durant trois jours, estimant qu’il avait suffisamment écouté les débats, annonça sa décision dès l’ouverture : deux groupes de soldats quitteraient la Cité Sans Hiver pour deux itinéraires différents : les uns passeraient par la Crête du Vent Glacé pour rejoindre le plateau d’Hermès tandis que les autres traverseraient la Région de l’Est jusqu’à la frontière du Royaume de l’Aube. L’objectif étant que ces deux armées, l’une arrivant par le Sud et l’autre par l’Ouest, se rejoignent à la Cité de Lumière au début de l’automne.
Ce décret annoncé, tous cessèrent d’argumenter et se rangèrent aux ordres du Roi. Barov, lui-même, pourtant à la tête d’un groupe d’orientation conservatrice, s’inclina. On aurait dit qu’il avait toujours été d’accord.
En un clin d’œil, toute la région se mit à l’œuvre.