– « J’aurais cru que vous préfèreriez régner en personne sur le Royaume de l’Aube », dit Rossignol avec une moue après le départ d’Andrea. « Mais visiblement, vous ne plaisantiez pas lorsque vous parliez de la faire Reine. »
– « J’étais certain que vous comprendriez vite », répondit Roland en haussant les épaules. « En ce qui me concerne… » Plusieurs explications lui avaient traversé l’esprit, notamment le manque de personnel compétent, les capacités de communication d’Andrea, les contraintes de temps et de ressources… mais pour finir, il conclut simplement : « Je ne suis pas suffisamment compétent. »
– « Vraiment ? » Rossignol lui tapota l’épaule : « Ne vous inquiétez pas, je suis certaine que vous pouvez compter sur Andrea. Vous avez bien fait de choisir la famille Quinn. »
« Il sembleraient que ces deux-là s’apprécient beaucoup », pensa Roland en riant sous cape.
Cependant, Rossignol ayant autrefois été au service d’une famille, sa clairvoyance politique était bien inférieure à celle du Roi. Personnellement, il était d’avis que les antécédents familiaux n’étaient pas un facteur décisif et que n’importe qui, avec un peu de bon sens, aurait été ravi de saisir cette opportunité offerte sur un plateau.
Mais il garda ces pensées pour lui, attendri d’entendre Rossignol dire des sottises avec un air des plus sérieux.
Soudain, on entendit frapper.
– « Entrez! »
La porte s’ouvrit en grinçant : c’était Isabella.
Roland fut d’abord surpris de la voir car en temps normal, les sorcières qui n’étaient pas membres de l’Association n’avaient pas libre accès aux Quartiers du Château. Mais en apercevant Ayesha, il comprit.
– « Votre Majesté », dit l’ancienne Purifiée en s’inclinant, « Ayesha m’a dit que l’Église d’Hermès était sur le point de s’effondrer, est-ce exact ? »
Sans son air sombre, Roland aurait pu jurer qu’elle venait plaider la cause de ses anciens maîtres.
– « C’est ce qu’affirment mes renseignements, cependant nous n’avons pas encore tous les détails », répondit le Roi qui, curieux de savoir pourquoi Ayesha lui avait révélé ce fait, préférait donner une réponse aussi vague que possible plutôt que de nier.
« Des réfugiés en provenance d’Hermès ont été aperçus à la Crête du Vent Glacé ainsi qu’à l’ouest du Royaume de l’Aube. D’après leur témoignage, il semblerait que la plus importante cathédrale de la Cité Sainte se soit effondrée en une nuit. »
– « Votre Majesté, il faudrait y envoyer des troupes au plus vite. »
– « Pourquoi cela ? »
– « Avez-vous oublié ? Je vous ai dit qu’ils possédaient des millions de Pilules de Folie », répondit la sorcière d’un ton renfrogné. « À l’heure qu’il est, certaines personnes ont dû découvrir leur cachette et si jamais cela se sait, vos projets pourraient s’en trouver perturbés. » Elle marqua une pause et ajouta : « Mieux vaudrait que vous les récupériez et les rameniez à la Cité Sans Hiver, car elles pourraient vous être très utiles lors de la Bataille de la Divine Volonté. »
Roland se souvint alors qu’en effet, Isabella avait mentionné cela parmi les renseignements fournis. De toute évidence, Cléo, qui envisageait d’unir l’humanité dans une lutte à mort contre l’Armée des Diables, comptait sur cet atout mais lui qui méprisait ce genre de drogues avait totalement oublié ce détail.
La situation n’étant plus du tout la même, Isabella avait raison : si jamais ces pilules venaient à tomber entre les mains de nobles de Graycastle, du Royaume de l’Aube ou pire encore, des Rats des rues, ce serait un énorme problème. Peut-être ne pourraient-ils rien contre une armée lourdement équipée, mais ils représenteraient une menace pour les responsables et les gouvernements locaux.
– « Et où sont ces pilules ? » Demanda-t-il à la sorcière.
– « Il me serait difficile de vous répondre car elles sont entreposées dans des locaux répartis sur tout le plateau d’Hermès. » Elle hésita un instant et poursuivit : « Si Votre Majesté me fait confiance, permettez-moi d’accompagner l’armée. Comme j’étais autrefois le bras droit du Pape, je devrais pouvoir ralentir l’effondrement interne, faute de quoi l’armée aura bien du mal à endiguer le flux de réfugiés. »
– « Mais qui nous dit que vous n’allez pas faire usage de votre position pour tout autre chose ? » Intervint Rossignol. « Pour délivrer secrètement les croyants, par exemple… vous avez bien des amis, là-bas, non ? »
– « Je ne me permettrais jamais de tromper Sa Majesté », contesta Isabella. « Pourquoi agirais-je ainsi ? Cléo nous a permis de voir qui était l’enfant chéri de Dieu. Si besoin, l’armée pourra tendre un piège dans lequel je conduirai les croyants pour les exterminer. C’est aussi une manière de maintenir l’ordre. »
– « Euh… n’en attendais pas moins d’une Purifiée », persifla Rossignol, laissant Roland un peu déconcerté.
En effet, il était rare que Rossignol soit à court d’argument, ce qui laissait supposer que la suggestion d’Isabella était on ne peut plus sérieuse.
Si la sorcière lui avait promis sa loyauté, ce n’était qu’en raison de la lutte contre les Diables car à la différence des autres, elle avait été éduquée et formée pour être une Purifiée. Depuis toujours, on lui avait répété que la vie des gens ordinaire importait peu pourvu que les objectifs soient atteints.
Roland réfléchi un moment :
– « Entendu », dit-il. « Je vous autorise à accompagner la Première Armée. Mais je vous interdis de prendre part aux éventuels combats. Contentez-vous de trouver ces pilules et détruisez –les. »
La sorcière fronça les sourcils :
– « Votre Majesté, j’admets que cette drogue surmène le corps, mais lorsqu’il s’agit d’un combat pour la vie… »
– « Je ne veux rien entendre », coupa Roland. « Et puisqu’il est question de maintenir l’ordre, j’ai une autre mission à vous confier. »
– « Je suis à vos ordres, Votre Majesté », répondit Isabella en inclinant la tête.
– « Il doit bien y avoir encore quelques cloîtres dans la Vieille Cité Sainte, non ? »
– « Oui, mais il n’y a plus de sorcières », répondit-elle. Puis, se reprenant, elle rectifia : « Il se peut qu’il y ait eu quelques éveils lors des derniers Mois des Démons, mais il y a peu de chance que ces sorcières aient survécu. »
– « Peu importe. Je veux que vous délivriez les orphelines, que vous en preniez soin et que vous les rameniez dans la Région de l’Ouest. »
– « Toutes ?! » S’exclama Isabella, prise de court.
– « Oui. Vous en serez responsable », répondit Roland.
En effet, si vraiment les Purifiées avaient pour principe d’accomplir leur devoir sans se soucier de la vie d’autrui, le Roi avait hâte de voir comment elle allait se comporter dans le cadre d’une mission visant à sauver des vies. Certes, il ne pourrait pas réparer ce qui avait été fait mais il espérait lui donner l’occasion de changer.
– « Ce n’est pas sans raison que je vous confie cette mission. Par ailleurs, je vous remercie de m’avoir rappelé qu’en effet, si la hiérarchie supérieure n’est plus en mesure de maintenir l’ordre, les cloîtres risquent de devenir des enfers sur terre. La Cité Sans Hiver a grand besoin de personnel et nous offrons aussi des emplois pour les femmes. Je me suis laissé dire que l’Église avait donné à ces orphelines une instruction primaire, aussi, je suis convaincu que toutes présentent un excellent potentiel. Il serait regrettable de les laisser mourir de faim derrière ces remparts, c’est pourquoi je tiens à ce que vous me les rameniez toutes sans exception. »
Isabella resta un long moment silencieuse :
– « Mais… il va vous falloir beaucoup de nourriture », fit-elle remarquer.
– « Mes gens feront le nécessaire. »
À ces mots, Roland vit passer dans le regard de la sorcière une expression semblable à celle qu’il avait vue le jour où, ayant obtenu sa grâce, elle avait été libérée de ses fers et mise en “liberté restreinte”.
S’il pouvait lire dans ses pensées, il l’aurait sans doute entendu se demander :
« Mais pourquoi ? »
– « À vos ordres, Votre Majesté », répondit-elle simplement en s’inclinant.