Les deux factions étant d’accord sur l’annexion de la Région de l’Est et la destruction de l’Église, sujet déjà à l’ordre du jour lors des précédentes réunions, le seul litige reposait désormais sur la date à laquelle ils exerceraient les représailles contre le Royaume de l’Aube.

Roland ayant clairement expliqué sa position diplomatique à ses gens, personne, cette fois, ne tenta de transiger sur cette question ni de passer le problème sous silence. Cependant, une fois le Roi officiellement intronisé et désormais en position légitime de représenter Graycastle, ils avaient l’intention de négocier avec la Couronne de l’Aube en se réservant le droit, le cas échéant, de faire usage de la force. De toute évidence convaincus par la réunion qui s’était tenue durant les Mois des Démons, ils étaient désormais impatients d’aider Roland à prendre officiellement possession du trône, devenant ainsi le véritable Roi de Graycastle. Par la même occasion, ces fonctionnaires locaux deviendraient les ministres d’un véritable royaume.

Mais comme il faudrait beaucoup d’hommes et de ressources pour envahir le Royaume de l’Aube, cela affecterait sans aucun doute le couronnement. Quel Roi enverrait combattre ses hommes d’élites tout en organisant à la hâte la cérémonie ? Ce serait aussi déshonorant pour lui que pour son peuple.  

Mais en toute logique, le dernier mot revenait à Roland.

Depuis trois jours, il suivait les débats sans toutefois exprimer clairement son opinion, ce qui contrastait nettement avec le ton inflexible de la lettre adressée à Alban. Cependant, ce silence avait permis aux personnes présentes de débattre autant qu’elles le voulaient.

Roland, qui n’avait pas changé d’avis, attendait simplement le bon moment afin de tirer le maximum de profit pour un moindre coût.

La nuit était tombée lorsqu’on frappa à sa porte.

Il eut un soupir de soulagement en constatant qu’il s’agissait d’Andrea. Si elle n’était pas venue d’elle-même, Roland serait allé la trouver, même s’il n’était pas persuadé que c’était la solution.

– « Tenez », dit Rossignol en lui tendant un morceau de poisson séché au miel.

Outre Wendy, Andrea était sans doute la seule sorcière avec qui la jeune femme partageait volontiers sa collation. Peut-être parce que toutes trois étaient d’origine aristocratique ?

– « Merci », répondit la sorcière qui n’était guère d’humeur à prendre un en-cas.

Elle mit le poisson dans sa poche et, la main sur le cœur, salua Roland : « Votre Majesté, je … »

Elle s’interrompit, cherchant ses mots.

– « Vous voulez que je sauve Otto Luoxi, votre ami d’enfance, n’est-ce pas ? » Demanda Roland comme s’il lisait dans ses pensées. En effet, il ne pouvait pas la laisser plus longtemps dans l’hésitation car si jamais elle changeait d’avis, ces trois jours d’attente auraient été vains.   

Le Roi crut deviner les hésitations d’Andrea. En effet, si Otto était amoureux d’elle, la jeune femme ne le voyait que comme un ami, aussi ne savait-elle pas comment se positionner. Devait-elle lui demander de sauver Otto en tant qu’ami d’enfance ? Après tant d’années, la jeune femme n’avait guère envie de se remémorer ses années passées au Royaume de l’Aube où, apprenant qu’elle était sorcière, non seulement le Comte Quinn ne l’avait pas soutenue, mais il avait été jusqu’à orchestrer sa mort.

Ayant revu le jeune homme l’hiver précédent, Andrea lui avait clairement fait comprendre par son attitude qu’elle ne voulait plus rien avoir à faire avec le royaume où elle était née. Si elle venait trouver Roland ce jour-là, c’était uniquement par bonté d’âme et par désir d’apporter son aide.

– « Oui … », acquiesça-t-elle avec un profond soupir.  

– « Mais comme vous avez pu l’entendre lors de la réunion, outre les troupes nécessaires pour attaquer la Cité Sainte, il faudrait trois mille soldats de plus pour faire céder Alban, ce qui reviendrait à mobiliser cinq mille hommes, soit 80% de la Première Armée. »

Indépendamment de leurs débats, les services de l’Hôtel de Ville et l’Etat-Major avaient, en effet, élaboré un plan approximatif. Comme il n’existait pas de rivière reliant Graycastle au plateau d’Hermès et au Royaume de l’Aube, ils devraient faire appel aux hommes et aux chariots pour transporter leurs fournitures, ce qui augmentait considérablement le nombre de personnes engagées dans l’équipe logistique. En comptant les 20% en faction dans toutes les régions du royaume, ils ne disposaient pas de suffisamment de soldats pour veiller sur la terre qu’ils venaient à peine de conquérir et devraient retourner au combat à peine la victoire obtenue. Tous les soldats seraient donc au travail sans espérer en tirer aucun profit.

– « Je viens de compter les effectifs. En ajoutant le matériel …les coûts divers, comme les chariots, les chevaux, la nourriture… »

En voyant Andrea de plus en plus gênée, Roland, qui s’apprêtait à en rajouter, s’interrompit brusquement.  

– « Votre Majesté ? » Fit la sorcière blonde, légèrement surprise.  

Si Roland s’était tu, ce n’était pas parce qu’il s’était aperçu que quelque chose n’allait pas, mais parce que Rossignol l’avait pincé dans le dos, lui murmurant de manière à ce que lui seul puisse l’entendre :

– « Cessez-donc de la provoquer, dites plutôt ce que vous avez à dire. »

– « Très bien », dit Roland en s’éclaircissant la voix. « S’il est vrai que la situation est ce qu’elle est, avec quelques efforts, nous pourrions inverser les choses. Cela dépendra des trois familles et de leur volonté à coopérer. »

– « Les trois …familles ? »

– « De toute évidence, le nouveau Roi ne leur fait plus confiance. Si nous parvenons à sauver Otto, en revanche, notre intervention pourrait provoquer une rupture définitive entre la famille royale et les Luoxi. Si nous renversons Alban, son successeur saura s’en souvenir », expliqua Roland en se caressant le menton. « Étant donné que je vais devoir affronter de puissants Diables, je ne peux investir mon énergie et mon personnel dans les pays voisins, c’est pourquoi le devenir du Royaume de l’Aube est entre les mains des trois familles. »

– « Poursuivez, je vous en prie », dit Andrea, comme si elle commençait à comprendre.

– « Nous allons avoir besoin de quelqu’un pour remplacer la famille Misra », dit-il de but en blanc.

Andrea garda un moment le silence :

– « Je vois », dit-elle enfin. « Avez-vous un plan ? »

En véritable jeune fille de haute naissance, elle savait garder son calme, quand bien même il s’agissait de renverser un régime, ce qui facilitait grandement la discussion.

– « Voudriez-vous être la Reine du Royaume de l’Aube ? » Demanda le Roi sans autre préambule.

Prise de court, la sorcière blêmit :

– « Mais… Votre Majesté… Je ne veux pas partir! »

– « Et pourquoi ? »

– « Pour rien », répondit-elle en se mordant la lèvre. « Simplement, je ne suis pas intéressée. »

Si Roland avait anticipé l’éventualité d’un refus, il ne s’attendait certainement pas à sa réaction. De toute évidence, elle semblait perdue, ce qui était rare chez une personne aux manières d’ordinaire si élégantes.  

Quoi de plus précieux pour elle que de devenir Reine ?

Roland sirota son thé, le visage impassible.

Heureusement, il avait un autre plan.

– « Et votre père ? Serait-il intéressé ? Lui plairait-il d’évoluer ? »

S’il avait opté pour la famille Quinn, c’était parce que d’une part, elle était plus puissante que les deux autres et que d’autre part, étant aimée d’Otto et Orian, Andrea jouait un rôle fondamental et pourrait, dans une certaine mesure, parler au nom des trois familles.

En effet, Roland ne disposant pas de suffisamment de personnel diplômé à la Cité Sans Hiver pour diriger Graycastle, il aurait été vain de vouloir mettre des gens en place pour contrôler pleinement le Royaume de l’Aube. Mieux valait soutenir un régime favorable à son royaume. Avec l’approbation d’Andrea, il pourrait obtenir à moindre coût les ressources du pays voisin.

– « Il va de soi que les deux autres familles en bénéficieront également. En fait, tous les participants seront gagnants dans ce coup d’état. Par ailleurs, les menaces qui planent sur vos têtes seront levées », expliqua calmement Roland.  « Tout ce que j’ai à faire étant d’aider la famille Quinn à s’emparer du trône, la Cité Sans Hiver n’aura pas à investir financièrement ni militairement. »   

Après une brève réflexion, Andrea répondit :

– « Je pense que mon père sera d’accord. » Mais elle se reprit aussitôt : « Je veux dire : je suis certaine qu’il approuvera. »

Roland sut alors qu’elle avait parfaitement compris ses intentions.

L’heure était venue.

– « La Cité Sans Hiver ne va pas tarder à passer à l’action. Et ne vous inquiétez pas, Otto Luoxi ne restera pas longtemps en prison. »