– « Otto Luoxi étant notre allié, il mérite un tout autre sort. Ils s’en sont pris à la Région de l’Est mais la prochaine fois, ils pourraient aller jusqu’à franchir la frontière et envahir notre royaume! » S’exclama Brian. « Je vous en prie, Votre Majesté, donnez l’ordre d’attaquer! Quelle que soit la distance qui nous sépare de l’ennemi, la Première Armée les écrasera! »

– « Nous envahir ? » Barov leva un sourcil : « Si l’armée du Royaume de l’Aube pouvait entrer si effrontément à Graycastle, pourquoi diable seriez-vous ici ? »  

– « Monseigneur, ce n’était qu’un exemple… »

– « Un exemple sans fondement ne saurait convaincre », interrompit Barov. « Par ailleurs, pourquoi devons-nous impliquer l’armée dans un problème qui pourrait être résolu par la diplomatie ? Vous souvenez-vous du but premier de Sa Majesté pour cette année ? Pensez-vous que le fils aîné d’une famille noble de la Cité de Lumière est plus important que l’intronisation de notre Roi ? »

Brian demeura un instant sans voix.

– « D’accord …faisons une pause et mangeons un morceau avant de poursuivre », dit Roland en frappant dans ses mains.

Aussitôt, un serviteur qui attendait à la porte entra, poussant un chariot. Certains des fonctionnaires présents dans la salle se servirent une collation tandis que d’autres se lavèrent les mains dans une vasque prévue à cet effet. La tension dans la pièce s’apaisa.

Cette affaire avait été évoquée à plusieurs reprises au cours de leurs trois jours de réunion. Après avoir reçu les renseignements de son espion Hill Fawkes et de la garnison de la Région du Nord, Roland avait convoqué tous les responsables concernés au château pour discuter des mesures à prendre.

Il semblait évident que deux camps étaient en train de se former au sein de ses hommes.

De tendance conservatrice, l’Hôtel de Ville, Barov à sa tête, préférait se concentrer sur le développement du royaume, en particulier sur la Région de l’Ouest. Ils envisageaient d’accroître progressivement la population et la puissance de Graycastle jusqu’à l’unification. Bien que d’accord sur le fait qu’Alban Misra devrait payer pour ses actes, ceux-ci ne considéraient pas le problème comme urgent.

Plus radicale, la faction de Première Armée, dirigée par Brian et soutenue par l’État-Major, n’était pas aussi unie que celle de l’Hôtel de Ville. Influencés par les nouveaux concepts de Brian tels que “se défendre contre l’ennemi”, “agir avant d’être repéré” et “prendre l’ennemi au dépourvu”, ils insistaient pour que des mesures soient prise immédiatement : donner une bonne leçon au Royaume de l’Aube et sauver Otto Luoxi. Quant aux conseillers de l’Etat-Major, s’ils se rangeaient du côté de la Première Armée, c’était sans doute par intérêt personnel, car comment gagner des mérites s’il n’y avait pas de guerre ?  

De plus, certains d’entre eux étant originaires de Longsong, ils ne connaissaient pas aussi bien la Cité Sans Hiver que les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville. La plupart du temps, leurs arguments, guère appréciés, était réfutés, rendant leur voix beaucoup moins importante.

À plusieurs reprises, Barov avait contré le discours de Brian, qui, en toute honnêteté, était beaucoup moins éloquent et avait déjà fait beaucoup en exprimant ses idées devant les ministres. Le chef du Bataillon de Fusiliers, encore jeune et qui avait grandi comme un villageois ordinaire de Border Town, manquait encore d’expérience. Cela se sentait dans son rapport sur la bataille défensive de la Montagne Enneigée.

Pour sa part, Roland n’était pas intervenu durant les débats où, pour le moment, les radicaux étaient désavantagés. Il devait reconnaître que Barov avait terriblement évolué au cours des trois dernières années. Sans doute avait-il été à bonne école lorsqu’il était au service de l’ancien Trésorier : il ne lui manquait plus que l’opportunité de prendre son essor.

Mais ce qui surprit le Roi, c’était le fait qu’Edith n’avait pas prononcé un mot durant les trois jours qu’avait duré la réunion. C’était d’autant plus surprenant qu’entre tous les fonctionnaires, la Perle de la Région du Nord était sans doute la seule capable de rivaliser avec Barov.  

Pour éviter un conflit interne entre ces deux responsables qui se plaisaient à se concurrencer, Roland avait créé un nouveau département spécialisé dans les affaires militaires extérieures, le Ministère de la Défense, dont dépendait non seulement l’État-Major mais également le Bureau de la Sécurité. Désormais, l’encadrement de la force brute de Graycastle était à peu près finalisé.

Bien entendu, et comme pour tous les autres départements, Roland en était le ministre. Edith, qui jusqu’ici apprenait à gérer les affaires de l’Hôtel de Ville en qualité d’assistante de Barov et qui avait toujours excellé dans son travail, se voyait enfin reconnue officiellement en devenant membre du nouveau département. Se voir si facilement décerner un tel honneur était la meilleure récompense qu’elle puisse attendre et beaucoup la prendraient en exemple, s’imaginant sans doute être suffisamment qualifiés pour obtenir sans peine un tel titre.

Les temps changeant, Roland, qui n’était plus à court de personnel, n’avait plus l’intention de nommer à un poste majeur quelqu’un de faible compétence.  

Edith, désormais assistante au Ministère de la Défense, lui tenait lieu de conseillère.  

Le Roi était convaincu que jamais une personne comme elle ne serait frustrée par cet arrangement, quoi qu’il puisse lui donner l’impression de devoir tout recommencer pour gagner du pouvoir. Sans doute comprendrait-elle qu’ayant quitté le bureau du chef, la jeune femme aurait désormais une chance d’évoluer sans entrave. Il était donc très curieux qu’elle garde le silence en une occasion à la mesure de ses compétences et de ses intérêts, laissant ainsi Barov contrôler le sujet.

Roland jeta un coup d’œil à Edith, qui, visiblement détendue, savourait sa Boisson du Chaos comme si la présence imposante de Barov ne la concernait pas.

« Quelle femme étrange », pensa-t-il.

Puis, haussant les épaules, il demanda à Sophia :

– « Montrez-moi le compte rendu de la réunion d’aujourd’hui. »

– « Bien sûr », répondit la sorcière qui, posant sa plume, lui tendit un registre. « Tout y est. »  

Après trois jours de débats, ils en étaient arrivés à une conclusion unanime au sujet des informations reçues par le Roi.

Hill Fawkes ayant, comme à son habitude, classé les trois nouvelles par ordre d’importance, cela signifiait que le fait que l’ennemi s’en prenne à la Région de l’Est était plus inquiétant que la détention d’Otto. Les personnes présentes à la réunion en avaient donc déduit que le fils aîné de la famille Luoxi n’était pas en danger dans l’immédiat, Alban Misra, qui venait à peine d’accéder au trône, ayant encore besoin du soutien des trois grandes familles.

Il lui faudrait au moins un an ou deux pour trouver une famille capable de remplacer les Luoxi. Otto souffrirait sans doute en prison, mais il survivrait.

Quant aux informations que Roland avait reçues concernant la Cité Sainte, elles avaient été confirmées par le rapport des soldats en faction dans la Région du Nord, aussi s’avéraient-elles certainement vraies. Si même la famille royale commençait à s’agiter, peut-être visaient-ils également l’Église. En effet, les Misra haïssaient cette institution et rêvaient de mettre la main sur les formidables richesses qu’Hermès avait accumulées durant des siècles.

Quant aux perturbations dont était victime la Région de l’Est, les participants étaient d’avis qu’il pourrait très bien s’agir d’un moyen de provocation visant à soutenir secrètement les rebelles. Autrement dit pas grand-chose.  

Étant quasiment certain de perdre, jamais Alban n’oserait lancer son armée contre Graycastle.

Cependant, ils ne pouvaient fermer les yeux sur la rébellion, dans la mesure où elle s’était produite au sein même du Royaume et même fragile, pouvait causer des dommages, ce qui expliquait que Hill la place en tête des priorités.