La décision de faire en sorte que le ministère de l’Agriculture élève des vers à caoutchouc n’était pas une lubie de la part de Roland car à ses yeux, c’était aussi important que l’exploitation du pétrole. Il souhaitait donc que cette industrie soit sous son contrôle. S’il n’avait pas craint les éventuelles menaces susceptibles d’être occasionnées par les vers, il n’aurait pas installé son parc d’engraissement à la Troisième Ville Frontalière.
Après en avoir discuté avec Barov et Edith, entre autres, il avait décidé d’adopter l’explication de “La Dame régnante et la cité déchue”, plus acceptable pour les gens que “l’Empire des Sorcières”. Comme, pour le moment, les hauts responsables de l’Hôtel de Ville et les officiers de la Première Armée étaient seuls à connaitre la vérité au sujet de la Bataille de la Divine Volonté et de Taquila, il aurait été très difficile d’en informer le monde. Craignant qu’une annonce franche ne fasse paniquer les gens, mieux valait reformuler leur annonce et la diffuser progressivement avant de dévoiler la vérité au public.
Afin d’assurer la stabilité de la Coalition, Roland aurait préféré que la sombre histoire de l’Empire des Sorcières soit enterrée à jamais. Si, par chance, l’humanité remportait la Bataille de la Divine Volonté, il serait plus facile de leur faire accepter cette période particulière de l’histoire lorsque les archéologues exhumeraient les documents perdus.
Invité à suivre Pasha dans la salle souterraine, Roland laissa donc le Chevalier seul dans le trou des vers.
– « Elles sont de retour, Votre Majesté. »
– « Qui donc ? » Demanda Roland, rendu confus par ce manque de précision.
Pour toute réponse, Pasha leva ses tentacules et désigna d’un air énigmatique un passage profond et isolé à l’autre bout de la salle. Regardant par-dessus son épaule, il vit une ombre blanche traverser le tunnel comme un éclair. L’instant d’après, deux énormes vers dévorants émergeaient en rampant vers lui, gueule grande ouverte, révélant défenses et crocs.
– « Votre Majesté, vous souvenez-vous de nous ? » Demanda l’un d’eux en saluant joyeusement le Roi.
Roland parut légèrement surpris :
– « Seriez-vous Jasmine et Lyra ? »
Comment aurait-il pu les oublier ? Il se souvenait encore de leurs adieux, de leur regard paisible et de leur détermination lorsqu’ayant déclaré qu’elles ne regrettaient rien, les deux jeunes femmes étaient montées dans le navire qui devait les conduire à la Grande Montagne Enneigée.
– « C’est bien nous! Vous ne nous avez pas oubliées! »
– « Surveillez donc vos manières! » dit l’autre ver en piquant le premier de sa queue. « Quelle que soit notre apparence, n’oubliez pas que nous sommes des… »
– « Vers de Taquila ? » Coupa délibérément Jasmine.
– « Non! Des sorcières! » S’écria Lyra.
– « Elles viennent d’arriver à la Cité Sans Hiver et voulaient absolument vous voir avant de se mettre en repos, aussi j’ai dû les faire attendre près de la salle. J’espère ne pas vous avoir effrayé », expliqua Pasha en relâchant ses principaux tentacules. « Merci encore de votre assistance. »
– « Pas du tout! J’attendais justement de savoir si le transfert avait réussi », répondit Roland avec un geste de la main. « Mais… Pourquoi doivent-elles se mettre en sommeil ? »
– « Parce que nous ne pouvons pas subvenir aux besoins de trois vers porteurs », répondit gravement Lyra. « Fran étant suffisante pour gérer quotidiennement les travaux d’excavation et le transport, il n’est pas nécessaire de maintenir trois porteurs à l’état de veille. Avant que nous n’arrivions ici, Fran elle-même passait le plus clair de son temps en sommeil. »
On aurait dit que Lyra et Jasmine, toutes deux dotées d’un caractère vif et pétillant, avaient brusquement mûri depuis leur transfert.
Au fil du temps passé avec Phyllis et ses compagnes, Roland avait appris que certaines des sorcières de Taquila n’avaient pas vécu longtemps. Tout au début, en raison du manque de porteurs et d’enveloppes de Guerriers du Châtiment Divin, elles avaient été contraintes de fusionner avec Eleanor, l’une des Trois chefs, ou d’être transférées dans un conteneur d’âme où elles entraient en sommeil.
En d’autres termes, seules quelques sorcières étaient en vie depuis des siècles, la plupart ayant attendu longtemps que la création de l’Église à la Cité des Météores soit en mesure de leur fournir des réceptacles. Phyllis, qui à ce jour avait changé deux fois d’enveloppe, n’était restée éveillée que durant cent cinquante ans, moins si l’on comptait le temps durant lequel elle avait dû s’adapter à son nouvel environnement. Pourtant, elle était considérée comme “l’aînée” des survivantes de Taquila.
Jasmine et Lyra, qui étaient parmi les plus jeunes à être transférées, avaient passé la plupart du temps en sommeil mise à part la durée nécessaire pour se familiariser avec leurs coquilles. Leur âge mental était donc très proche de leur âge réel, c’est pourquoi Roland était particulièrement impressionné par leur brusque changement de mentalité.
De plus, elles surpassaient beaucoup de gens en ce que, même transférée dans des vers porteurs, elles gardaient le moral.
De toute évidence, l’Union avait une bonne raison de vouloir unifier le continent. Par ailleurs, ces sorcières avaient beaucoup d’autres mérites dignes d’éloges.
– « Si je veux faire de la Chaine des Montagnes Infranchissables une ligne défensive, je n’aurai pas trop de trois vers porteurs », dit Roland à Pasha. « Gardez-les éveillées, car elles nous seront d’une grande aide dans le projet à venir. En outre, il y a beaucoup à reconstruire à la Cité Sans Hiver. Ne vous inquiétez pas pour leur nourriture, l’Hôtel de Ville s’en chargera. »
– « Vraiment ? » S’écria Jasmine avec enthousiasme.
Personne, en effet, n’aimerait passer la majeure partie de son temps en sommeil, en particulier les sorcières de Taquila qui avaient déjà dormi trop longtemps.
– « Du moment que vous ne réclamez pas de la viande à chaque repas… », répondit Roland en écartant les mains. « Si elles ont le même estomac que Fran, elles ne devraient pas manger pour plus de cent personnes. »
Pasha, qui visiblement, savait ce qu’il allait dire, sourit :
– « Puisque vous avez un plan, je vous laisse faire. »
De retour au château, Roland, plus détendu depuis sa rencontre avec Jasmine et Lyra, reçut un message de la Première Armée l’informant qu’ils avaient réussi à faire sauter la Montagne Enneigée. L’explosion avait totalement bloqué le passage qui reliait la rivière souterraine à la mer et les eaux montaient désormais vers l’ouest. La plupart des hommes seraient bientôt de retour à la Cité Sans Hiver, à l’exception du Bataillon de Fusiliers chargé de surveiller les modifications des courants.
Tout se passait comme Roland l’avait prévu. L’exploration touchait à sa fin, les sorcières de Taquila achevant de fouiller les ruines souterraines pour récupérer les vers dévorants. Pour le moment, le Roi n’avait donc plus à s’inquiéter pour la Région de l’Ouest.
Il décacheta l’autre lettre dont le contenu le surprit.
Elle venait de la Région du Nord et n’avait pas été apportée par un pigeon voyageur, mais par un cavalier aux ordres du Duc Kant mandaté par la garnison. Longue de quatre pages, elle relatait en détails les évènements survenus à Hermès et l’effondrement de la Tour de Babel. D’après Face d’Aigle, le commandant de la garnison qui souhaitait remporter la première victoire de l’année pour son Roi, le moment était idéal pour lancer une offensive. En considération de l’épaisseur des remparts et de l’énorme mangonneau, il demandait le renfort de deux ou trois équipes d’artilleurs.
Roland, qui avait peine à croire que l’Église, édifiée conjointement par l’Union et la Cité des Météores, était désormais finie, doutait de la véracité de cette information.
Il y avait fort à parier que l’Église, qui comptait encore quelques Guerriers du Châtiment Divin, tente, dans un dernier espoir de survie, d’entraîner la Première Armée dans un combat de rue. Au départ, il avait prévu d’inclure les Sorcières du Châtiment Divin dans ce combat afin de pourvoir aux manquements de l’armée en matière de combat rapproché et de lancer parallèlement le nouveau mortier afin d’acculer les ennemis dans un coin. Le but réel de cette guerre, supposée être destinée à unifier le royaume, était en réalité d’exterminer l’Église.
Cependant, tout semblait indiquer que la Cité Sainte était en train de s’effondrer de l’intérieur.
Roland était sur le point de convoquer ses gens pour en débattre lorsque soudain, il entendit derrière la baie vitrée un léger tapotement. Il n’eut que le temps de se retourner pour voir Rossignol tirer l’oiseau dans la pièce.
Le Roi prit la lettre attachée à la patte du pigeon voyageur, totalement abasourdi, la déplia, y jeta un rapide coup d’œil et bondit :
– « Comment ose-t-il ?! »
Le message était bref :
« Alban, le Roi de l’Aube, projette de perturber la Région de l’Ouest et le Royaume de Graycastle. La situation concernant la Cité Sainte est instable. Otto Luoxi a été fait prisonnier. »