Prius n’en avait jamais entendu parler, la Ville Frontalière n’étant pour lui qu’un lieu de vie destiné aux mineurs qui n’avait, en fait, rien à voir avec une ville et il comprenait encore moins le préfixe : “Troisième”. Avant l’arrivée du Roi dans la région, seule la Forteresse de Longsong méritait le titre de “ville”.
Mais lorsqu’ils arrivèrent à la grotte située au pied de Montagne du Versant Nord, Prius comprit ce que Sa Majesté voulait dire.
Il avait toujours été curieux de savoir pourquoi le ministère de la Construction avait édifié à la Cité Sans Hiver un bâtiment semblable à une forteresse. Ce point stratégique gardé par la Première Armée était un peu étrange. À l’arrière, se trouvait la Montagne du Versant Nord et l’endroit était trop éloigné des frontières pour servir de défense contre les invasions ennemies. Par ailleurs, il ne pouvait même pas garantir la sécurité du château de Sa Majesté.
Il avait bien tenté de se renseigner auprès de quelques collègues de l’Hôtel de Ville, mais aucun n’avait pu lui donner de réponse satisfaisante. Certains affirmaient que l’équipe de construction relevait des compétences du Ministre Carl et d’autres répondaient n’avoir pas autorité pour se renseigner à ce sujet, aussi Prius cessa-t-il de poser des questions. Ce n’était en fait que pure curiosité de sa part, et cela ne justifiait pas qu’il s’attire des ennuis.
Cependant, jamais il n’aurait pensé accéder un jour personnellement à ce site militaire.
En découvrant le tunnel souterrain creusé de main d’homme et toutes ses grottes, il en resta bouche bée.
« Comment ont-ils réalisé cela ? Il y a un an, il n’y avait rien dans cette région et voilà qu’à présent, c’est comme si tout l’intérieur de la montagne avait été creusé. Certes, il est tout à fait envisageable de donner à cet endroit le nom de ville mais… cela est-il une œuvre humaine ? »
Il jeta un coup d’œil furtif à Sa Majesté envers qui sa crainte allait grandissant. De toute évidence, le Duc Ryan avait choisi le mauvais adversaire.
Ce Lion qui, pendant plus de dix ans avait dominé toutes les grandes familles et régi la Région de l’Ouest avait rendu ces terres autrefois stériles aussi solides qu’un morceau de fer. Certes ses compétences et méthodes étaient parfaites, mais…. Ce n’était qu’un être humain.
Mais la suite des évènements stupéfia encore davantage le chevalier Elk.
En arrivant dans une vaste salle au sol plat, Prius vit venir vers eux deux hommes vêtus comme des guerriers : depuis la vulgarisation des fusils au sein de la Première Armée, il avait rarement eu l’occasion de voir des gardes dans cette tenue.
L’un d’eux le dévisagea des pieds à la tête et demanda au Roi :
– « Êtes-vous certain que tout va bien se passer ? »
– « Tôt ou tard, mes sujets finiront par le savoir aussi, plutôt que de le cacher, je trouve préférable de leur donner le temps de l’accepter », répondit Roland, « à commencer par les responsables de l’Hôtel de Ville. »
– « Très bien… », soupira le garde.
Il fit un signe en direction du dôme qui les surplombait et tel un éclair, une ombre noire vint se poser devant le groupe.
– « Bon sang! Mais qu’est-ce que c’est ?! » S’écria Prius, le cœur battant.
Il regarda le monstre globuleux plein de tentacules et sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale : « C’est encore plus affreux qu’un démon tout droit sorti des enfers », pensa le chevalier. Il voulut reculer, mais ses pieds semblaient soudain engourdis. Sans le calme affiché par Sa Majesté, il se serait sans doute effondré.
C’est alors qu’il “entendit” une voix, une douce voix féminine qui s’exprimait directement dans sa tête :
– « Je suis ravie de vous revoir, Votre Majesté. »
– « Moi de même, Pasha », répondit Roland en souriant. » Comment se portent les vers ? »
– « Ils prolifèrent » répondit la sorcière. « Tant que nous aurons des champignons, ils auront de quoi manger. »
– « Apparemment, ils ne sont pas difficiles à nourrir. »
– « En effet. Vous pouvez compter sur nous. »
– « Quand la guerre sera commencée, vous ne disposerez plus d’autant de monde. De plus, comme je compte élever plus d’un millier de vers, plus vite ils s’y habitueront, mieux ce sera. »
Prius était stupéfait de voir Sa Majesté discuter avec ce monstre aussi aisément que s’il s’adressait à un banal fonctionnaire. Par ailleurs, le respect que lui témoignait la créature n’avait rien de commun avec l’attitude agressive d’un démon.
« Si les fantômes et les monstres dont on parle dans les livres s’exprimaient ainsi, sans doute ne seraient-ils pas aussi effrayants », pensa-t-il.
Il prit deux grandes respirations et il sentit son cœur s’apaiser.
« Qu’est-ce que Sa Majesté attend de moi au juste ? Que j’élève des vers ? Est-ce là le grand secret auquel il faisait allusion ? Que des affreuses entités inhumaines se cachent au pied de la Mine du Versant Nord ? »
Comme si le Roi avait lu dans ses pensées, il lui tapota l’épaule :
– « Je vous présente …Mademoiselle Pasha. Autrefois, c’était une dame de renom. Elle a été maudite par des démons, d’où son apparence actuelle. Mais ne craignez rien, son cœur, lui, est resté humain. »
– « Une dame ? »
Abasourdi, Prius mit un moment à reprendre ses esprits.
– « Tout à fait », soupira le Roi. « Venez avec moi, je vais tous vous expliquer. »
Prius apprit alors une histoire incroyable. Quatre cents ans auparavant, Pasha et d’autres créatures semblables vivaient sur les Terres Barbares où elles avaient construit leurs propres villes, mais elles n’avaient pas pu faire face à l’invasion des Diables. La plupart étaient mortes dans le désert et les rares survivantes avaient pris la fuite pour la Région de l’Ouest. Une malédiction diabolique en avait fait des monstres, les rendant immortelles de sorte qu’elles auraient à supporter éternellement cette souffrance. Roland les avait accueillies et désormais, elles entendaient combattre les Diables avec lui et aux côtés des sujets de Graycastle.
– « Je …comprends », murmura Prius.
– « Mais comme vous pouvez le constater, leur apparence pouvant facilement donner aux gens une première impression négative, seules quelques personnes ont été informées de leur existence. » Il lui lança un regard glacial : « Si jamais vous en parlez, vous imaginez les conséquences. »
– « Je saurai me taire, Votre Majesté! » S’empressa de promettre Prius.
Même si ces étranges informations lui semblaient encore plus inconcevables que les horribles histoires racontées par les grand mères, il n’avait pas l’intention de contester leur véracité. En tant que fonctionnaire loyal, il se devait de croire tout ce que le Roi venait de lui dire.
– « Je suis ravi de vous l’entendre dire », acquiesça Roland.
Ils suivirent donc le monstre globuleux …ou plutôt Dame Pasha, dans un long tunnel après quoi elle se retourna et dit :
– « Nous y voilà. »
Face à Prius s’étendait une vaste caverne. Le lugubre souterrain semblait soudain animé et outre les plantes jamais vues auparavant, ce furent les vers qui grouillaient parmi les champignons qui retinrent surtout son attention.
Tant de choses stimulantes en un si court laps de temps faisaient qu’il n’avait plus aussi peur.
– « Est-ce là ce que vous désirez que j’élève ? » Demanda-t-il.
Le Roi, qui, visiblement, ne l’avait pas quitté des yeux, acquiesça d’un air satisfait :
– « Tout à fait. C’est ce que l’on appelle des vers à caoutchouc. Ils secrètent un produit largement utilisé dans le milieu industriel et au moins aussi important que la viande et les œufs. C’est le corps expéditionnaire qui les ont trouvés dans la Grande Montagne Enneigée et rapportés ici car malheureusement, ces vers ne peuvent vivre que sous terre, c’est pourquoi je les ai confiés aux survivantes de la Troisième Ville Frontalière. » Puis, changeant soudain de sujet, il demanda : « J’ai entendu dire que vous éleviez des vers de terre pour nourrir les poules et les canards ? »
– « Essentiellement …oui », répondit Prius après un certain temps à essayer de comprendre où Sa Majesté voulait en venir. « Si je veux qu’ils se développent plus rapidement, il me suffit de réduire l’espace alimentaire des volailles. »
– « Abstraction faite de leur méthode de reproduction, ces vers s’apparentent aux vers de terre », expliqua Roland. Sur ce, il bouscula du pied un champignon sur lequel était posé un ver à caoutchouc. Celui-ci tomba sur le sol et, traînant son énorme ventre, se mit à ramper dans l’herbe épaisse. « Certes, ils sont gros, mais ils ne sont pas agressifs. Les champignons sont leur nourriture préférée. Ce que je vous demande est de recueillir le mucus qu’ils ont dans le ventre. Ne vous inquiétez pas, ils ne vous mordront pas. »
– « Le mucus ? »
– « Avez-vous vu une vache laitière ? Ce n’est pas la vache qui importe mais ce qu’elle produit. »
– « Lorsque vous parlez de le recueillir, vous voulez dire que je dois l’extraire ? »
– « Ce serait mieux si vous pouviez trouver un moyen de le récolter », répondit Roland en souriant gentiment. « Mais comme je viens de vous le dire, le ver, en lui-même, n’est pas important. Parfois, il est plus rapide de le tuer pour recueillir le mucus, d’autant plus qu’ils se reproduisent bien plus vite que les poulets ou encore les vaches. »
À ces mots, Prius frissonna. Sans savoir pourquoi., il avait l’impression que le Roi n’aimait guère ces vers, pourtant vitaux pour l’industrie.
Alors que cette pensée lui traversait l’esprit, Roland reprit soudain son ton habituel :
– « Dans ce carnet sont consignées quelques-unes de leurs habitudes », dit-il en lui tendant un livret doté d’une couverture de cuir. « Vous pouvez le lire pour référence et le comparer à vos connaissances, ainsi, vous verrez si vous pouvez trouver le moyen de les faire grandir plus vite et de recueillir plus facilement leur mucus. D’ici un mois, je souhaiterais voir les progrès accomplis. »
Prius déglutit à grand peine et prit le livret :
– « Très bien, Votre Majesté. Mais je suis seul, comment y parviendrais-je ? »
– « Les soldats en faction ici vous assisterons », répondit le Roi avec un sourire. « Si vous faites du bon travail, je ne vous oublierai pas lors de la prochaine Cérémonie de Remise des Prix et des Distinctions. »