Selon le rapport de la Sorcière de Glace, la créature ressemblait à une araignée sans poils ou à une fourmi dotée d’un abdomen proéminent. Le haut de son corps était mince, avec des articulations nettement visibles, et le bas, prodigieux, presque aussi gros que le torse d’un homme.

De toute évidence, ce n’était pas sa taille maximale car pour parvenir à avaler un Diable Fou, son ventre devait être en mesure de se dilater pour atteindre deux à trois fois son volume.

À en croire les images prises sur les lieux, une fois le démon avalé, celle-ci cachait sa tête dans le sol. On ne voyait plus que son abdomen gonflé qui, au premier regard, faisait penser à un œuf.  

– « Vous l’avez tuée ? » Demanda Phyllis.

– « Cela nous épargnera des ennuis », répondit Ayesha en enfonçant une longue épée de glace dans le ventre de la créature, faisant jaillir un liquide d’un blanc laiteux à l’odeur nauséabonde. « Si elle n’est pas agressive, en revanche, elle a vite fait de s’enfuir! »

« Ce mucus est un agent de conservation », expliqua-t-elle. « À l’état normal, il est liquide mais peut, avec le temps, se solidifier, un peu comme le blanc d’œuf. »

– « Allons-nous devoir l’absorber ? » Demanda Fanny en fronçant les sourcils.

– « Je n’ai jamais essayé », répondit Ayesha. « Mais à mon avis, ça ne doit pas être fameux. Cependant, il existe, dans son corps, un autre fluide bien plus intéressant. »  

Sur ce, elle se mit à dépecer la créature et, au bout de quelques minutes, en ressortit un organe vert, d’apparence gluante.

– « On dirait une vésicule biliaire », dit remarquer Phyllis, enthousiaste.

– « Oui, sauf qu’elle ne contient pas de bile », répondit Ayesha.

Avec précaution, elle fit un petit trou dans l’organe, en sortit deux gouttes d’un liquide vert foncé qu’elle mêla au mucus répandu sur le sol, après quoi elle invoqua deux bâtons de glace et mélangea les deux substances. « Observez bien ce qui suit », dit la sorcière. 

Roland retint son souffle et regarda le “conservateur” se modifier.

La solution se solidifia peu à peu et Ayesha ralentit son mouvement. Deux à trois minutes plus tard, on aurait dit que les bâtons de glace étaient englués dans le mucus.

Roland appuya sur la surface et constata que la substance ressemblait désormais à un gel.

Bien que celui-ci semblât souple, il ne pouvait y enfoncer son doigt que de quelques millimètres.

Surprise, Phyllis s’écria :

– « Mais c’est… »

– « De la gomme biologique », répondit Roland avec enthousiasme. « C’est pour cette raison que Fran ne pouvait plus bouger. »

Dès le premier rapport d’Ayesha, le Roi avait aussitôt remarqué la particularité de ces créatures trouvées dans les ruines. Tout d’abord, il avait pensé que cela s’apparentait à des toiles d’araignées, mais d’autres rapports lui apprirent que ce mucus solidifié était aussi souple et solide que du caoutchouc. Non seulement il pouvait adhérer à la surface d’un objet, mais également prendre différentes formes, ce qui était très pratique.

Plus les machines-outils étaient présentes dans les usines, impliquant une augmentation substantielle de la productivité et du niveau de transformation, plus la carence en caoutchouc se faisait sentir. Si Roland savait pertinemment que “caoutchouc” était un terme général désignant toutes sortes de matériaux élastiques, il ne connaissait rien aux procédures spécifiques à sa fabrication.  

Il en était venu à supposer qu’il n’existait pas dans ce monde de plantes capables de produire du caoutchouc lorsque les rapports concernant les ruines de la Montagne Enneigée lui apportèrent une agréable surprise. C’est de là que partit sa décision d’élever ces créatures mutantes apportées par les monstres vivant au fin fond de l’océan, et ce en dépit des risques potentiels.

En voyant de ces yeux la créature en question, il sut qu’il avait pris la bonne décision.

Roland se moquait bien de savoir combien de temps durait l’effet de ce mucus solidifié. À partir du moment, où ce matériau était en mesure de sceller des pièces mobiles, il pouvait être considéré comme du caoutchouc.

– « En examinant la reconstitution d’Assia, nous avons découvert que c’étaient précisément ces créatures qui avaient immobilisé Fran, à l’aide d’un mucus qui sortait de leur queue », expliqua Ayesha. « Mais le liquide seul n’a aucun effet. Pour qu’il se solidifie, il doit être mélangé aux sécrétions de cet organe situé dans leur dos. Si Sylvie n’avait pas localisé Fran à l’aide de son Œil Magique, nous aurions pu la chercher durant au moins deux semaines! »  

– « Je vois », approuva Pasha. « Ce matériau serait excellent pour fabriquer des filets de pêche et des cordes. »

– « Des filets de pêche oui, mais des cordes, j’en doute », rétorqua Althéa. « Cette matière est bien trop molle et trop élastique. Qui voudrait d’une corde capable de s’étirer indéfiniment ? Par ailleurs, je doute que notre savant Roi des mortels ait transféré ces créatures inconnues à la Cité Sans Hiver simplement pour avoir davantage de poisson salé. » La sorcière s’interrompit brièvement puis, se tournant vers Roland, elle ajouta : « Aussi folles que puissent être les recherches que vous avez l’intention d’entreprendre, n’oubliez pas que vous ne représentez plus seulement Graycastle. »

Cette remarque laissa un moment Roland sans voix. En effet, il n’aurait jamais pensé qu’Althéa, perplexe à l’idée de le voir devenir l’unique chef de la Coalition, comprenne ses intentions de recherche, et encore moins qu’elle prononce des paroles qui laissaient à penser qu’elle le reconnaissait pour chef.

Il esquissa un sourire :

– « Ne vous inquiétez pas », répondit-il. « Et si tout va bien, dans un avenir proche, vous verrez à quel point son champ d’utilisations est vaste. »

– « Mais j’y pense », dit Pasha. « Sans la présence du monstre qui les contrôle, comment allons-nous faire en sorte que ces créatures éjectent du mucus ? Nous ne pouvons tout de même pas les tuer systématiquement. »      

– « C’est ce qu’il nous reste à découvrir », répondit Ayesha en glissant l’organe dans un sac de cuir avant de s’essuyer les mains. « Mais si rien d’autre ne fonctionne, nous serons contraints de les cultiver à grande échelle. »

Outre le “ver à caoutchouc”, Roland avait également passé en revue d’autres nouvelles espèces prélevées dans les ruines, comme cette plante fruitière à la lueur fantomatique ou encore une sorte de poisson transparent, sans squelette, qui vivait dans la rivière souterraine. Mais aucune comparaison possible avec les vers mutants.  

La lueur de la plante, qui ne pouvait pas être utilisée pour éclairer les rues, était simplement le produit d’une symbiose, dans la mesure où bon nombre de coléoptères rougeoyants nichaient dans le fruit. Lorsqu’ils en avaient mangé toute la chair, ces insectes se disperseraient en répandant les graines. Quant au poisson, il ne pouvait survivre que dans une rivière souterraine et bien que sa chair fût goûteuse, Roland ne pourrait pas en faire un élevage à grande échelle. Il resterait un produit de luxe.  

Cela dit, le Roi, qui ne s’attendait pas à autant de bonnes surprises, en particulier le “ver à caoutchouc”, était très satisfait des résultats de l’exploration de la montagne enneigée.

Il s’apprêtait à quitter la Troisième Ville Frontalière lorsque Pasha lui présenta deux Sorcières du Châtiment Divin qu’il n’avait encore jamais rencontrées.

– « Votre Majesté, elles se sont portées volontaires pour transférer leurs âmes dans des vers dévorants. Mais avant cela, auriez-vous la bonté de les emmener dans le Monde des Rêves afin qu’elles fassent l’expérience des merveilles de cet univers incroyable ? »