Ce n’était pas le manuel de mathématiques en lui-même qui était important mais le pressentiment qu’il faisait naître en lui. En effet, lors de ses premières explorations du Monde des Rêves, Roland avait découvert que les livres qu’il n’avait jamais lus étaient tous vierges, cette théorie s’appliquant aussi bien au ouvrages qu’il trouvait en librairie qu’à ceux de la bibliothèque. La plupart ne comportant qu’une couverture et des pages blanches, il en était venu à la conclusion que ceux-ci n’étaient que la production de bribes de souvenirs tombés dans l’oubli car jamais un livre n’existerait dans ce monde s’il ne l’avait lu un jour.
Mais ce livre posé sur le bureau de Cléo venait contredire sa théorie.
Pourquoi n’avait-il pas remarqué immédiatement cette particularité ? Était-ce qu’il n’y avait pas prêté attention au départ, lors de ses deux ou trois premiers mois d’exploration ? À moins qu’il ne s’agisse d’un changement survenu par la suite ?
Si tel était le cas, il allait devoir sonder ce mystère.
Si ce manuel, sorti de nulle part, avait pu progressivement retrouver son apparence originale, en serait-il de même pour d’autres livres ? Et que penser de ce qu’il n’avait encore jamais vu ?
Impatient de découvrir s’il s’agissait de facteurs déterminants dans le cadre des changements survenus dans ce monde, Roland se mit à réfléchir au lien qui pouvait bien exister entre l’étrange pouvoir qu’il avait obtenu, l’extermination des Déchus et la Force de la Nature.
Soudain, la voix de Rossignol interrompit le fil de ses pensées :
– « Votre Majesté ? »
Roland baissa les yeux et s’aperçut qu’il était en train de caresser les pieds de la sorcière. À travers les fines chaussettes, il sentait parfaitement ses fins orteils et sa peau délicate.
Un peu gêné, Rossignol lui dit :
– « J’ai changé de chaussettes, mais comme je n’ai pas pu prendre de douche sur le bateau, il est possible que je ne sois pas très propre… Cela vous dérangerait-il que j’aille d’abord me laver ? »
Décontenancé, Roland se demanda pourquoi il agissait ainsi alors que son esprit était préoccupé par de sérieux problèmes. Par ailleurs, le terme “d’abord” était particulièrement équivoque alors qu’il avait agi sans y penser.
Il cherchait une réponse appropriée lorsque soudain, on frappa à la porte.
– « Entrez! » Répondit-il, soulagé, alors que Rossignol disparaissait dans sa brume.
C’était Ayesha. Après un salut sans cérémonie, elle lui dit :
– « Tous les spécimens provenant de la Grande Montagne Enneigée ont été transférés à la Troisième Ville Frontalière. Voulez-vous y jeter un œil ? »
Roland fit mine de réfléchir, ce qui lui permit de se calmer.
– « Bien sûr! » Approuva-t-il. « Allons-y! »
– « Entendu », répondit Ayesha, mais arrivée à la porte, elle se retourna :
« Quelque chose ne va pas ? »
– « Pourquoi cette question ? » Demanda Roland, un peu surpris.
– « Votre voix est un peu bizarre. Vous avez sans doute pris froid. Je sais que les Mois des Démons sont terminés, mais la période la plus froide de l’année reste la fonte des neiges, où les gens sont particulièrement vulnérables aux infections. Comme vous n’êtes pas une sorcière, vous devriez prendre soin de vous, pas seulement pour vous mais pour toute la race humaine. Comprenez-vous ? Avant de partir, je serais d’avis d’envoyer chercher Lily et de lui demander de vous examiner. »
L’examen ne prit pas longtemps et Roland, amusé, dut boire une bouteille d’eau “anti-maladie” préparée par Lily. Puis, sous la protection de ses gardes et des sorcières, il descendit au fond de la Chaîne des Montagnes Infranchissables.
En voyant les Sorcières de Taquila venir l’accueillir, il se détendit un peu.
À l’exception de Pasha et d’Althéa, toutes avaient fait l’expérience du Monde des Rêves et semblaient plus abordables. Il y avait Phyllis, alias “N° 76”, Fanny, alias “Nid d’Insectes Magiques”, Donna, alias “Le Rideau Occultant” et Line, alias “L’Ombre qui marche”, Phyllis étant la seule à avoir une apparence féminine.
– « J’ai entendu dire que vous envisagiez d’élever ici des Créatures inconnues et de les apprivoiser? » Avança Althéa. « Pour un Roi mortel, je dois reconnaître que vous êtes aussi audacieux et fou que les chercheurs de la Société de Recherches. Un jour, votre curiosité pourrait bien vous être fatale. Ces espèces ont été laissées ici par des ennemis venant des profondeurs de l’océan. »
– « C’est pourquoi je tiens à ce que vous les surveillez », répondit Roland en haussant négligemment les épaules. « Ces animaux ne sont pas agressifs. Ils ne sont même pas en mesure de percer les trous et une chambre secrète suffirait à les confiner. Par ailleurs, d’après Ayesha, ces créatures sont seulement mues pas l’instinct de conservation. Il n’est pas exclu que le monstre aux multiples yeux en reprenne le contrôle, mais si la Cité Sans Hiver était à ce point vulnérable, nous serions anéantis bien avant que cette stupide bête approche de nos remparts. »
– « Ayesha n’était-elle pas membre de la Société de Recherches ? » Demanda Althéa en balayant son tentacule, l’air désapprobateur.
Elle qui, avant sa conversion, était une personne de haut rang, n’avait pas autant de respect pour la Sorcière de Glace que Phyllis.
En les entendant parler d’elle, Ayesha se mordit la lèvre. De toute évidence, elle n’avait pas l’intention d’intervenir dans le débat.
– « Ne faites donc pas tant d’histoires », dit Pasha. « Céline étant, elle-aussi, membre de la Société de Recherches, si elle vous entend parler ainsi, elle ne manquera pas de vous contredire. » Puis, s’excusant auprès de Roland, elle ajouta : « Althéa n’avait pas l’intention de vous offenser. Elle craint seulement que ces mutants ne nuisent à la Cité Sans Hiver. »
– « Ne vous inquiétez pas », répondit Roland en agitant les mains. « Allons jeter un coup d’œil. »
Certes, les craintes d’Althéa n’étaient pas sans fondement, mais ce qu’Ayesha et Foudre avaient écrit dans leurs rapports était très significatif. Éliminer ces créatures en perspective d’un éventuel danger reviendrait à jeter le bébé avec l’eau du bain. Il avait pris les précautions nécessaires en les plaçant tout au fond des montagnes.
– « Très bien », acquiesça Pasha. ; « Suivez-moi, je vous prie. »
Ils traversèrent le hall spacieux, prirent un étroit couloir et se retrouvèrent dans une salle vide presqu’aussi grande que quatre ou cinq châteaux réunis. Quelques Pierres de Lumières disposées sur le mur leur permettaient d’en apercevoir les contours. Le sol de terre meuble semblait avoir été soigneusement retourné et de l’autre côté de la salle, on entendait le flux continu de l’eau qui s’écoulait.
– « Cette salle, destinée à la culture, a récemment été construite par Fran », expliqua Pasha. « Nous sommes en sécurité ici. En effet, il n’y a qu’une seule sortie et l’eau que vous entendez provient du suintement de la roche. Avez-vous …vraiment l’intention d’y faire pousser des champignons et d’y élever des créatures mutantes ? »
– « Ces énormes champignons sont précisément ce dont se nourrissent les vers », expliqua Ayesha. « S’ils poussent comme ils le feraient dans leur environnement naturel, nous obtiendrons sans peine un nombre important de créatures. »
À défaut de pouvoir transplanter les champignons, ils auraient recours à la méthode de culture artificielle de Lily.
Étant donné leur taille et leur quantité, Roland regrettait qu’ils soient impropres à la consommation. En effet, s’ils n’avaient pas été toxiques, ces champignons, de par leur haute teneur en protéines, auraient avantageusement pu remplacer la viande.
– « Que comptez-vous faire de ces vers ? » Demanda Phyllis, curieuse. « Quelques-uns devraient suffire à les étudier. »
– « Si votre rapport est exact », dit Roland à Ayesha, « ils devraient jouer un rôle important dans le développement de la Cité Sans Hiver. »
La sorcière acquiesça. Puis, s’emparant de l’une des créatures qui rampait sur un champignon, elle le laissa tomber sur le sol et l’y cloua à l’aide de deux pointes de glace plantées entre sa tête et sa taille.
Le ver se débattit farouchement avant de s’immobiliser.