Ainsi que Cendres l’avait prédit, Sandra Lune D’Argent fut ravie de voir arriver Loélia et la prit aussitôt dans ses bras. Surprise, la femme-loup ne savait que faire de sa main levée. En effet, généralement, un chef de clan ne saluait personne sinon un autre chef et Loélia s’apprêtait à s’incliner, la main sur le cœur, devant le nouveau chef d’Osha, même si Sandra avait un ou deux ans de moins qu’elle.  

À aucun moment durant leur conversation ce chef ne prit des airs supérieurs et lorsqu’elle apprit que Loélia avait l’intention de les accompagner à la Cité Sans Hiver, elle la considéra aussitôt comme une sœur, lui demanda de l’appeler Echo et se fit une joie de lui décrire la nouvelle vie que menaient les sorcières ayant choisi d’habiter la nouvelle Cité du Roi.  

Cependant, Loélia ne crut pas tout aveuglément car à sa connaissance, aussi abondantes que puissent être les ressources de Graycastle, jamais elles ne pourraient éliminer totalement la faim. Selon elle, le chef exagérait sans doute un peu en décrivant cette ville comme un Royaume Divin ou les gens n’avaient plus à redouter la disette et ou des sorcières guérissaient toutes les maladies.

Bien que ce soit la première fois qu’elle quittait le désert, elle avait entendu raconter beaucoup d’anecdotes au sujet des royaumes du nord où, comme à Ironsand City, seules quelques personnes haut-placées vivaient dans le luxe.  Dans son esprit, jamais une Dame Divine, qui de surcroît n’était plus héritière du clan du Feu Ravageur, n’aurait autant de chance que la princesse d’Osha qui avait su gagner l’appréciation du Roi.

Mais ce n’était pas un problème pour Loélia qui ne cherchait qu’à s’améliorer en combattant de puissantes adversaires à la Cité Sans Hiver.

Mais contre attente, lorsqu’elle leur eut appris que son clan envisageait également de s’installer au Port des Eaux Claires, elles ne semblèrent pas aussi agréablement surprises qu’elle l’avait espéré. Hache-De-Fer, le “chien fidèle” du clan Osha, fronça les sourcils et seule, Echo eut un sourire enthousiaste :

– « Vraiment ? Mais c’est merveilleux! », dit-elle. « Si le clan du Feu Ravageur vient s’installer ici, le port aura tôt fait de retrouver sa prospérité d’autrefois. Le but que poursuit Sa Majesté sera atteint plus tôt que prévu! »

Hache-de-Fer se racla la gorge :

– « Euh… Dame Echo, ceci n’est pour le moment qu’un projet qui ne se réalisera pas nécessairement. »

– « Vous avez raison, je suis trop impatiente », répondit Echo avec un sourire un peu gêné.

Loélia comprit aussitôt la raison de leur froideur. Le clan du Feu Ravageur, qui était le plus ancien et le plus puissant de tous, comptait plus de cinq mille âmes, dépassant ainsi, et de loin, le nombre de migrants Mojins présents en ce lieu. Par ailleurs, il n’avait sans doute pas échappé aux habitants du nord que ces petits clans qui se faisaient concurrence étaient beaucoup plus faciles à contrôler que les grands clans plus puissants. Sans doute ne s’attendaient-ils pas à ce qu’un clan d’Ironsand City décide si rapidement de venir s’installer dans le nord dans la mesure où les six grands clans qui régnaient sur la ville n’avaient pas à redouter que leur oasis ne s’assèche. Ces grandes tribus étaient supposées être les plus réticentes à quitter la ville et la plupart des gens pensaient même que jamais elles n’accepteraient de collaborer avec le Roi de Graycastle.

Elle s’abstint de poursuivre sur ce sujet dans la mesure où elle était persuadée que l’installation du clan du Feu Ravageur augmenterait l’influence des habitants du nord tout en modifiant l’équilibre des pouvoirs dans ce domaine. Loélia dut reconnaître qu’il serait peut-être préférable que le Roi ou le clan Osha ne puissent pas contrôler la situation et laissent son père prendre le pouvoir le moment venu.  

Après tout, elle restait la Princesse du clan du Feu ravageur.  

Les jours qui suivirent, à chaque fois qu’elle en avait l’occasion, Loélia allait se promener le long de la Baie des Eaux Claires. Étant donné qu’elle avait retrouvé Cendres, la jeune femme n’était pas pressée de partir pour la Cité Sans Hiver, aussi avait-elle décidé de profiter de cette période pour examiner avec soin ce pays toujours vers où son clan avait l’intention de s’installer.

Très vite, elle s’aperçut que la vitesse à laquelle les ouvriers de Graycastle construisaient surpassait tout ce qu’elle avait pu imaginer.  Sur la rive du fleuve, ils avaient construit une rangée de fours hémisphériques capables de produire chaque jour un nouveau lot de briques faites d’un mélange de terre et de sable de rivière. Par ailleurs, le combustible qui alimentait ces fours n’était pas du bois mais des pierres d’un gris sombre expédiées depuis le nord-ouest. Comme ces roches pouvaient brûler en continu toute la journée, il n’était pas nécessaire de les remplir plus d’une fois par jour. De toute évidence, c’était beaucoup plus efficace que le charbon de bois.  

Bon nombre de Mojin, en particulier les femmes et les personnes âgées, étaient impliqués dans la fabrication de ces briques. Ils étaient divisés en groupes, certains creusant la terre, d’autres apportant les pierres noires et à chaque fois qu’un travailleur remplissait un panier ou le portait, le superviseur dessinait une marque sur son bras. La femme-loup avait pu observer que ces marques déterminaient la quantité de nourriture que chaque ouvrier avait gagnée pour la journée.

En revanche, il était rare qu’elle aperçoive des Mojin engagés dans la construction. Les gens du nord se chargeaient de tout. Ils mélangeaient de l’eau et de la poudre grise pour obtenir une pâte avec laquelle ils colmataient les briques empilées.

Toutes les maisons étaient de même taille, de même style, construites selon la même méthode et chaque jour, elle pouvait remarquer des changements.

Elle fut aussi grandement surprise de voir la différence dans la façon dont les Mojin et les habitants de Graycastle régissaient à son apparence mi-femme mi-animal.

En effet, depuis qu’elle avait quitté Ironsand City, Loélia ne cachait plus ni sa queue, ni ses oreilles duveteuses. Les Mojin, qui avaient pourtant la même couleur de peau, évitaient de croiser ses yeux lorsqu’ils l’apercevaient et tentaient même de s’éloigner. Elle avait l’habitude de ce type de réaction et s’y était préparée.

Mais les habitants de Graycastle, quant à eux, ne montraient pas le moindre soupçon de crainte ni de mépris devant elle, certains audacieux allant même jusqu’à la saluer. De toute évidence, ils avaient l’habitude de ce genre d’apparence.  

Déconcertée, elle posa la question à Cendres.

– « Ah! Vous faites allusion à ceci! N’est-ce pas plutôt commun pour une sorcière ? » Il n’est pas rare de croiser des personnes comme vous, certaines ont même la capacité de se transformer totalement en un animal. Je connais, par exemple, une sorcière dont le nom est Maggie et qui, une fois transformée, est bien plus effrayante que vous. Mais comme elle a plusieurs fois sauvé des gens, tous se sont habitués à son apparence. Ces mêmes personnes ne vont pas vous rejeter sous prétexte que vous n’êtes pas entièrement humaine. »

« Vraiment ? » Pensa Loélia en remuant ses oreilles de loup. « Si c’est le cas, je n’avais pas besoin de me montrer si déterminée à accepter mes défauts et ce que je suis vraiment. »

Soudain, une autre question lui traversa l’esprit :

– « Etes-vous la plus puissante des sorcières de la Cité Sans Hiver ? »

« Eh bien… Cela dépend du type d’adversaire auquel je suis confrontée », répondit Cendres. « Certaines sorcières, par exemple, peuvent porter la Pierre du Châtiment Divin, ce qui n’est généralement pas le cas pour les autres. »

Etait-ce une illusion ? Loélia eut l’impression que l’Extraordinaire avait pris un air grave.  

– « Mais si elles portent la pierre, elles ne peuvent pas utiliser leurs pouvoirs, si ? »

– « En fait, sans la Pierre du Châtiment Divin, je ne suis pas certaine de pouvoir vaincre toutes les sorcières de l’Association. »

– « Vous ? Vous ne pourriez pas les battre ? » S’exclama Loélia, stupéfaite.

– « J’aurais sans doute pu le faire avant leur évolution », répondit Cendres, « mais leurs nouvelles capacités dépassent l’entendement. Il ne suffit pas d’utiliser la force et la rapidité. Chloris, par exemple, est aussi puissante que les Divinités lorsqu’elle se bat dans l’espace contrôlé par son Cœur de la Forêt et quand bien même vous porteriez une Pierre du Châtiment Divin, il est très difficile d’échapper à ses pièges. Si j’avais à combattre les sorcières de la Cité Sans Hiver, c’est bien la dernière personne que je souhaiterais affronter. »  

– « Et qui d’autre ? » Demanda la femme-loup, ravie.

– « Anna. Certes, elle n’est guère douée pour le combat, cependant qu’elle ne soit pas douée au combat, sa capacité est exceptionnelle et je ne saurais imaginer la vaincre sans la Pierre du Châtiment Divin. En duel je veux dire. Mais rassurez-vous, vous n’aurez jamais à l’affronter car elle est la petite amie du Roi et la plus importante des sorcières de la Cité Sans Hiver. » Cendres s’interrompit un instant pour compter sur ses doigts : « Il y aussi Rossignol. Si vous défiez souvent les sorcières de l’Association, vous ne manquerez pas d’attirer son attention et comme elle est assez susceptible et possède un pouvoir vraiment étrange, je ne vous conseille pas de l’affronter. »

Tout en remuant sa queue de loup, Loélia imprima un à un ces noms dans sa mémoire.  

– « Et Maggie, dont vous avez dit qu’elle pouvait prendre l’apparence d’un gros monstre ? »

– « Elle serait un parfait adversaire pour vous en duel, cependant, je vous le déconseille », répondit Cendres en souriant.  De toute évidence, elle avait une idée en tête. « En effet, toutes les personnes qui l’ont affrontée ont joué de malchance car si jamais vous la blessez accidentellement, vous encourez la colère de toute l’Association des Sorcières. »