Au cours des trois jours qui suivirent, les rapports et messages relatifs à l’exploration de la Grande Montagne Enneigée arrivèrent l’un après l’autre à la Cité Sans Hiver.
Roland sentit son cœur manquer un battement en apprenant que Rossignol, qui avait épuisé tout son pouvoir magique au cours d’un combat, s’était évanouie. Mais heureusement, lorsque la nouvelle lui parvint, elle était rétablie et avait même demandé à Maggie de rassurer sa majesté à son sujet.
Les résultats de l’exploration montrèrent qu’il existait bien, au cœur de la Montagne Enneigée, une vieille ville en ruines abandonnée par la civilisation souterraine. Cependant, elle était nettement moins bien conservée que le labyrinthe de la Chaîne des Montagnes Infranchissables. La plupart des grottes étaient depuis longtemps effondrées et plusieurs des compartiments encore intacts abondaient de nourriture avariée, d’œufs d’insectes et de cadavres. Les sorcières de Taquila avaient découvert, non loin du lac souterrain, un noyau magique endommagé et à en juger par les rapports de l’équipe d’éclaireurs, elles n’avaient trouvé aucun document, le meilleur de cette expédition restant la découverte d’un réceptacle original et de deux vers dévorants.
Ces comptes rendus surprirent Roland.
Si ce monstre aux multiples yeux n’avait été qu’une bête stupide qui aurait découvert les ruines par hasard et s’y serait installée, il n’aurait rien trouvé d’étrange à ses comportements destructeurs. Mais de toute évidence, ce n’était pas le cas. La chose, qui, depuis la Montagne Enneigée, avait envoyé des vers dévorants pour engloutir le laboratoire d’Ayesha et la Pagode de Pierre Noire de la Cité des Diables, ne l’avait certainement pas fait dans un but alimentaire. Par ailleurs, durant l’exploration, l’équipe avait également vu des êtres humains et des Diables pris au piège dans des œufs étranges. Tout cela laissait à penser que l’ennemi inconnu avait dû chercher à rassembler des informations sur les deux espèces qu’il allait devoir affronter lors de la Bataille de la Divine Volonté.
Lorsqu’il reçut les premières “poches à cadavres”, il remarqua que la décomposition de leur peau n’avait visiblement pas été causée par la détérioration mais par une cire produite par les corps et résultant d’un stockage à long terme. Cela devait donc faire longtemps que ces cadavres séjournaient dans les œufs et ils n’étaient certainement pas destinés à servir de nourriture.
Seul un être intelligent pouvait faire d’autres créatures des cobayes. Alors pourquoi le monstre avait-il détruit cette ville souterraine ? Etait-ce parce qu’il n’avait que faire de ce que les sorcières de Taquila considéraient comme des trésors ?
Il parcourut les représentations que Soraya avait faites de l’intérieur de la montagne et se mit à réfléchir.
Juste avant que le monstre ne s’enfonce dans l’eau, les quelques centaines d’yeux qui lui restaient paraissaient pleins de ressentiment. Etait-ce seulement une impression ? Ces yeux, qui, au départ, se contentaient de regarder les sorcières du haut de la grotte, semblaient avoir changé après qu’il ait été sévèrement blessé. On aurait dit qu’ils exprimaient une émotion. En plaçant ces images côte à côte pour les comparer, il eut le sentiment qu’il ne s’agissait pas du même monstre.
Sylvie lui confirma que le lac souterrain dans lequel il avait plongé était relié à un affluent débouchant dans la Mer Tourbillonnante.
Son niveau technique ne lui permettant pas de poursuivre la créature dans l’océan, force lui était de la laisser s’enfuir. En revanche, il pouvait faire sauter le dôme à l’aide d’explosifs afin de bloquer l’accès à la rivière souterraine, assurant ainsi la sécurité de la Cité Sans Hiver.
Mais il n’y avait pas que de mauvaises nouvelles.
Dans les rapports de Foudre, il était question de créatures qui ressemblaient aux vers portant des poches semblables à des œufs, mais qui avaient piégé Fran dans une gelée particulièrement collante qui, dans certaines circonstances, pouvait se solidifier pour devenir semblable à de la soie d’araignée. D’après les études d’Ayesha, ces créatures, qui n’étaient ni intelligentes ni agressives, ne venaient pas des Plaines Fertiles.
En d’autres termes, elles avaient probablement été amenées là par le “monstre”.
Le plus étrange aux yeux de Roland, ce n’était pas leur origine mais le fait que leur mucus puisse se solidifier rapidement. Selon Foudre, ces créatures rampantes pourraient avoir été élevés en captivité.
Par conséquent, dans sa réponse, il demanda à Ayesha de lui faire un rapport détaillé sur leurs habitudes de vie et d’alimentation, et de se renseigner sur le type de dommages qu’elles pourraient causer. Parallèlement, Il pria l’équipe de collecter les plantes et les champignons étranges présents dans les ruines. En effet, il était particulièrement intéressé par ces fruits qui diffusaient une lumière froide et tamisée, et par ces champignons géants dont la taille était comparable à celle d’un adulte.
Le Roi était sur le point de regarder les merveilleuses représentations des grottes souterraines lorsqu’on frappa à la porte.
– « Votre Majesté », dit Phyllis en s’inclinant, « Dame Pasha souhaiterait vous parler des ruines. »
Il acquiesça sans hésiter. Il avait envoyé tous les rapports d’exploration aux survivantes de Taquila car il souhaitait également connaître le point de vue de ces sorcières au sujet du monstre.
– « Bien », dit Roland. « Organisons une visioconférence. »
– « Une quoi ? » Stupéfaite, Phyllis mit quelques secondes avant de comprendre : « Vous voulez dire une réunion via l’instrument fantôme ? »
– « Oui. Nous la tiendrons, comme d’habitude, dans la salle de réception », répondit Roland en souriant, ravi d’avoir trouvé quelqu’un capable de comprendre ses “absurdités”.
– « Entendu », dit-elle en riant. « Je vais en informer Pasha. »
Lorsqu’il entra dans la salle de réception, Fanny et toutes les autres Sorcières du Châtiment Divin se levèrent et s’inclinèrent, la main sur le cœur comme pour saluer un supérieur. Solennelles, elles n’avaient plus rien à voir avec celles qu’il avait pu voir dans le Monde des Rêves.
Depuis qu’il les y avait emmenées, elles le vénéraient autant que jadis les Trois Chefs de l’Union. À voir leur attitude et leur cérémonial, il était évident que, quand bien même elles appelaient ses sujets des “gens ordinaires”, elles ne le considéraient plus comme tel.
Du reste, bien qu’il leur eût demandé de ne pas trop se soucier de l’étiquette, ce qu’elles avaient accepté, elles mettaient beaucoup plus de cérémonie dans leur salut que ses gardes eux-mêmes. Il n’avait donc pas insisté.
Pasha l’attendait de l’autre côté du rideau de lumière.
– « Tout d’abord, je me dois de vous exprimer ma sincère gratitude », dit-elle en déployant son principal tentacule. « En acceptant d’explorer les ruines et de rendre aux Sorcières du Châtiment Divin les sensations qu’elles avaient perdues depuis longtemps, vous nous avez été d’une aide très précieuse. »
– « En vous aidant, je m’aide aussi puisque nous combattrons ensemble lors de la Bataille de la Divine Volonté », répondit-il avec un sourire. « Dites-moi, que comptez-vous faire des réceptacles que vous avez découverts dans les ruines ? »
– « Je n’ai que deux solutions : soit nous les ramenons ici, soit nous transportons là-bas l’Instrument des Âmes. » Elle s’interrompit quelques secondes pour réfléchir : « personnellement, je préférerais la seconde alternative. »
En effet, une fois désactivé, le noyau magique prenait l’apparence d’un squelette desséché. Il était donc tout à fait transportable sur un bateau, ce qui n’était pas le cas pour les enveloppes, mêmes vides. L’énorme corps globuleux et les vers étaient bien trop effrayants pour les gens ordinaires que l’Instruction Universelle donnée à la Cité Sans Hiver n’avait pas encore préparés à ces terribles réceptacles qui semblaient venir tout droit des enfers.
Même si le transport de l’instrument allait poser problème, Roland approuva la suggestion de Pasha.
– « Avez-vous choisi parmi les sorcières qui seraient disposées à accepter le Transfert de l’Ame ? »
Deux semaines auparavant, les survivantes de Taquila avaient hâte de se mettre à la recherche des ruines laissées dans la Grande Montagne Enneigée par la civilisation souterraine. En effet, elles espéraient ardemment y trouver de nouvelles enveloppes. À ce moment-là, la plupart des Sorcières du Châtiment Divin étaient disposées, voire enthousiastes, à l’idée de fusionner avec elles dans l’espoir de retrouver des sensations oubliées, telles le toucher, le goût et l’odorat. Et ceci même en sachant que, ce faisant, elles prendraient l’apparence de monstres et ne pourraient plus jamais retrouver forme humaine.
Mais à présent, la situation était bien différente.