Symbadi, qui s’imaginait que ce n’était qu’une menace, n’aurait jamais pensé que le clan Osha prenne les choses au sérieux.
Tandis que leurs guerriers s’apprêtaient à exécuter l’ordre donné, un affrontement éclata entre les deux groupes. Une cinquantaine de personnes, qui jugeaient la punition excessive et tentaient d’échapper à la discipline, s’en prirent à ceux qui tentaient de les rattraper. Mais les hommes d’Osha étaient équipés de massues et de boucliers, aussi, n’étant pas armés, ils eurent tôt fait de perdre le combat. Ils furent déshabillés, prostrés sur le sol sableux et Thuram en personne se mit à les fouetter.
Ce spectacle enflamma certains des spectateurs, qui s’apprêtaient à déclencher une virulente altercation lorsque la vue des fusils que portaient les soldats de Graycastle les en dissuada. Tous, en effet, avaient entendu parler de la misérable défaite des Chiens de Garde cette fameuse nuit à l’oasis.
Même les cavaliers, pourtant rapides comme le vent, n’avaient pas réussi à pénétrer la ligne défensive de Graycastle. Ils avaient été anéantis par les mêmes armes brillantes que celles qu’ils apercevaient entre les mains de ces soldats.
Durant un moment, les cris retentirent sur la rive. Mais Osha n’avait pas l’intention de frapper ces hommes à mort.
En une seconde, des cris et des hurlements ont envahi la banque. Après avoir fait voir leur dos blessé à tout le groupe, ils leur recommandèrent de traiter les plaies avec des plantes et de les bander avec de la gaze. En principe, il était rare que des épidémies se déclarent en ces Mois des Démons plutôt froids et ces gens étaient suffisamment forts pour survivre à la flagellation.
Si Carlone et la plupart des membres du clan étaient indignés, Molly, elle, se réjouissait de ce châtiment.
La séance de fouet terminée, le groupe se rangea en deux colonnes et s’enfonça dans le désert sous la direction du sifflet. Thuram n’eut pas besoin de prononcer un mot : instinctivement, ces gens s’auto disciplinèrent et la procession évolua dans un ordre exceptionnel.
Alors qu’ils approchaient de la tour de fer, Symbadi aperçut une oasis asséchée, ou plutôt un étang. C’était probablement ce que Thuram avait mentionné comme étant la source d’eau découverte par l’équipe d’avant-garde. Il n’y avait pas d’arbres à proximité, uniquement quelques buissons mourants. Le point d’eau n’était pas plus profond que la hauteur d’un homme. Peut-être était-ce encore une oasis verdoyante quelques dizaines d’années auparavant, une oasis qui, à mesure que la veine d’eau du Ruisseau d’Argent diminuait, avait fini par se réduire à une coupe de sable.
Jamais cet étang, qui ne suffisait même pas à la consommation en eau potable de quelques centaines de travailleurs, ne pourrait nourrir toute une tribu. Si cette eau était encore visible, ce n’était qu’en raison des ruisseaux souterrains résiduels. L’été venu, cette maigre nappe s’évaporerait sous le soleil brûlant et disparaîtrait en un rien de temps, quand bien même personne n’y boirait.
Des oasis en ruines comme celle-ci, Symbadi en avait vu beaucoup.
Si les hommes de Graycastle ne trouvaient pas de nouvelle source d’eau d’ici deux ou trois mois, ils seraient contraints de quitter la région et jamais ce projet de construction ne verrait le jour.
Loin de prétendre qu’il n’était pas au courant de la rareté de l’eau, Thuram cria à l’équipe :
– « Vous voyez cet étang ? C’est la seule source d’eau potable dont nous disposerons durant les deux prochains mois aussi, allez uriner ailleurs! Me suis-je bien fait comprendre ? »
– « Et pour …la nourriture ? » Demanda quelqu’un.
– « Quelqu’un nous l’apportera. Et si ce n’est pas suffisant, nous pourrons toujours aller à la pêche », répondit Thuram.
Tous les clans furent un peu soulagés d’apprendre qu’ils auraient au moins de quoi manger et boire. Le groupe se dispersa et, suivant les instructions du superviseur d’Osha, les hommes se mirent à dresser leurs tentes.
Savoir installer et démonter rapidement une tente était indispensable à la survie de tout citoyen du Peuple des Sables, un abri en peau de mouton pouvant accueillir entre trois et six personnes. Une personne était généralement chargée de transporter tous les outils et équipements nécessaires. Les femmes du clan Fishbone ayant postulé à cet emploi n’étant qu’au nombre de quatre, ils érigèrent donc trois tentes disposées en triangle, reliées les unes aux autres par une corde de chanvre et dont les ouvertures étaient tournées vers l’extérieur afin que leurs occupants puissent se prévenir mutuellement en cas de danger. Une organisation des plus simples.
Dans l’après-midi, le sifflet retentit à nouveau. Thuram convoqua tout le groupe et l’emmena quelque part à proximité de la plage.
Là, Symbadi découvrit avec surprise que les habitants du Nord avaient procédé à une fouille approfondie.
Sur le sol plat et sablonneux se dressait une multitude de petits poteaux de bois, chacun relié à une corde blanche. Ces dispositifs segmentaient le sol en une cinquantaine de rectangles d’au moins soixante mètres de long, qui, chose incroyable, avaient tous la même taille, chaque angle et chaque délimitation ayant été soigneusement calculée et mesurée. Symbadi, qui se demandait comment ils avaient pu réaliser cela sur une telle distance, aperçut des hommes de Graycastle qui continuaient à marquer le terrain de poteaux de bois, d’étranges outils à la main. De toute évidence, ils avaient l’intention de poursuivre jusqu’à ce que toute la région soit ainsi couverte.
– « Vous voici enfin », dit un homme de grande taille en s’approchant de Thuram. « Je suis Kencury, ancien membre de la guilde des maçons de la vieille Cité du Roi, dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler car de nos jours, même à Graycastle, peu de gens se souviennent de cette organisation. Nous sommes reconnaissants à ce Roi bienveillant qui a bien voulu nous engager et nous permettre de nous installer, sans quoi, qui sait ce que nous serions devenus… Bon, ce n’est pas tout à fait exact mais laissons ce sujet de côté pour le moment », dit l’homme en tapotant l’épaule de Thuram. Puis il s’éclaircit la voix et poursuivit : « Quoi qu’il en soit, je serai responsable de la construction du Cap Sans Fin. Je suppose que vous êtes le superviseur que Mlle Echo a nommé pour me seconder ? »
« Écho ? N’est-ce pas là le surnom de Dame Sandra Lune D’Argent ? » Se demanda Symbadi, surpris que ce fameux Kencury se place au même niveau que le chef du clan.
Thuram, qui n’était pas habitué aux conversations et au formalisme trop élaborés de son interlocuteur, eut un sourire crispé. Il recula et s’inclina :
– « Je vous en prie, appelez-moi Thuram. Dites-moi ce que vous attendez de ces gars et si jamais ils se relâchent, je les punirai sévèrement. »
De toute évidence, il avait reçu des instructions de la part du chef du clan Osha, car il témoignait un grand respect à Kencury. Mais Symbadi savait pertinemment ce que Thuram redoutait le plus, c’étaient les soldats de Graycastle qui surveillaient le secteur.
– « Très bien », dit le chef de chantier en étendant les bras. « Je vous préviens les gars, il n’y a ici ni taverne ni femmes… Je veux dire, le genre de femmes auxquelles vous pourriez penser. Par conséquent, concentrez-vous sur la construction! La première tâche qui vous incombe est très simple : il s’agit de creuser des trous. Vous voyez ces rectangles blancs ? Vous allez creuser à l’intérieur jusqu’à ce que le sable atteigne vos genoux! »
Un silence embarrassant s’installa.
– « Êtes-vous sourds ? » Cria Thuram en haussant les sourcils. « Bougez-vous les fesses! »
Quoi qu’il eût l’air de mauvaise humeur, une lueur de triomphe dans son regard trahissait sa suffisance.
Mais Kencury, levant la main, l’interrompit :
– « Une minute! » dit-il. « Rien ne presse. Je ne leur ai pas encore expliqué à quoi allaient servir ces trous. »
– « Mais Monsieur, vous n’avez pas à le leur expliquer… »
– « Si, Si! » Répondit Kencury. « Sa majesté m’a parlé d’une chose avec laquelle je suis plus que d’accord. Il appelle cela… attendez… Ah! le mot me revient! » dit-il en frappant dans ses mains : « La proactivité! En gros, cela signifie que lorsqu’une personne sait pourquoi elle travaille, elle est d’autant plus productive. Ecoutez-moi bien! Ces fosses seront déterminantes pour savoir si nous allons pouvoir vivre ici. Ces fosses… » Il marqua une pause avant de poursuivre : « …sont indispensables pour convertir l’eau de mer en eau potable! »
Ces paroles eurent tôt fait de mettre l’assistance en émoi.
« Le procédé est très simple, mais seul le Roi Roland y a pensé. C’est comme lorsque vous faites bouillir de l’eau. Nous allons alimenter ces fosses avec de l’eau de mer qui, une fois chauffée par le soleil, se transformera en vapeur. Il nous suffira alors de récupérer celle-ci pour obtenir de l’eau potable. » Sur ce, Kencury illustra ses explications par des gestes : « Je vois que vous ne comprenez pas, mais c’est normal car à vos yeux, l’océan n’est qu’un immense bassin d’eau amère et saturée de sel. Si nous parvenons à séparer le sel de l’eau, la Mer Tourbillonnante deviendra alors notre source d’eau claire. »
Symbadi en fut cloué sur place. Il n’était pas certain que ce projet soit réaliste. La théorie mise de côté, comment allaient-ils pouvoir récupérer quelque chose d’aussi intangible que la vapeur d’eau ?
« Bien entendu », reprit Kencury en serrant le poing, « la production sera très limitée. Un rectangle ne pouvant répondre qu’au besoin d’une douzaine de personnes, nous allons devoir construire un grand nombre de hangars de conversion si nous voulons pouvoir fournir de l’eau aux centaines de travailleurs en poste ici. Vous avez de la chance, car Sa Majesté accorde une attention si particulière au plan de construction du Cap Sans Fin que c’est la seconde ville à laquelle il ait donné un nom, après la Cité Sans Hiver, pour célébrer l’unification de la Région de l’Extrême Sud. Bienvenue à la Cité des Réjouissances! Non seulement vous serez les constructeurs du Port des Réjouissances, mais vous avez l’honneur d’être les premiers résidents à s’installer ici. »