– « Pensez-vous qu’il soit vraiment nécessaire d’agir ainsi ? » Demanda douloureusement Echo qui, par la fenêtre du poste de commandement, regardait les citoyens du Peuple des Sables se faire fouetter et s’effondrer sur le sol.
– « Ils n’ont jamais appris ce qu’était la discipline et n’ont toujours eu qu’une seule règle : « les faibles sont la proie des plus forts ». Si nous voulons que ces gens puissent au plus vite nous être utiles, nous n’avons pas d’autre moyen, excepté de les envoyer au combat », répondit respectueusement Hache-De-Fer. « Cela fait longtemps que vous n’êtes pas revenue dans la Région de l’Extrême Sud. Le chef étant très soucieux de vous, vous ne connaissez sans doute pas très bien les mœurs de ces petits clans. Cette discipline est loin d’être sévère, elle est même indispensable sans quoi ils considéreraient Osha comme un clan faible, sans autorité et facile à intimider. »
Il eut un soupçon d’hésitation, ce qui était plutôt rare chez lui, et ajouta : « À mon avis, si cela vous paraît exagéré, c’est probablement parce que… Sa Majesté est parfois trop bienveillante. »
– « Entièrement d’accord », dit Andréa, appuyée au rebord de la fenêtre, en haussant les épaules. « Chez les nobles, il existe un dicton selon lequel il n’y a pas de meilleur moyen de gouverner ses sujets que de combiner la carotte au bâton. Plus les carottes sont grosses, plus le Seigneur est clément. »
– « Des carottes ? Qu’est-ce que c’est ? » Demanda Colibri, intriguée.
– « Des aliments, un peu comme le maïs de Sa Majesté. C’est, en quelque sorte, une spécialité du Royaume de l’Aube », expliqua Andréa. « Ceci dit, quelle que soit leur taille, les carottes seront toujours plus petites que les bâtons ce qui signifie que la punition doit toujours être plus sévère que la récompense n’est généreuse, ceci pour que les sujets sachent apprécier les faveurs. À la Cité de Lumière, un Seigneur comme Roland serait considéré comme un mouton noir. »
– « Cette fois, je suis d’accord avec vous, ce qui est rare », reconnut Cendres avec une moue.
– « Sa Majesté est-elle particulièrement éloquente ? Quoi qu’il en soit, ce qu’il a enseigné à Thuram me semble très sensé. Le pouvoir collectif est en effet bien plus puissant que celui d’un seul individu », dit Colibri, le menton dans la main, après un moment de réflexion.
– « Thuram s’est contenté de répéter ce que le Roi lui avait ordonné de dire », répondit Hache-De-Fer en souriant. « Pour pouvoir se rendre compte du nouvel ordre instauré par Sa Majesté, il faut avoir vu sa cité. Je suis persuadé qu’un jour viendra où Graycastle tout entier deviendra une autre Cité Sans Hiver. Mais ce n’est pas encore pour demain… Les fouets sont bien plus efficaces que les mots si l’on veut qu’ils mémorisent les règles du Territoire du Sud. »
Echo eut un léger soupir et ne répondit rien.
– « Commandant en chef! » S’exclama un soldat en entrant dans le poste de commandement. « Une émeute a éclaté dans les clans de la Chute de Pierre et du Printemps. Certains tentent d’affronter l’Armée Défensive. »
– « Chercheraient-ils à monter à bord du navire ? » Demanda Hache-De-Fer d’un air grave.
– « Oui. Ceux qui étaient tombés à l’eau ont appelé leurs familles et ont exigé le même salaire et la même quantité de nourriture. Ils ont prétendu qu’ils étaient d’accord pour se rendre dans la Vallée des Eaux Noires mais que c’est Osha qui les a rejetés. »
– « Très bien. Qui garde le camp ? »
– « Le Second Bataillon de Fusiliers. »
– « Faites venir deux escouades ainsi que ces jeunes gens d’Osha qui souhaitaient rejoindre la Première Armée. Dites-leur de se rassembler sur le lieu des émeutes. J’arrive immédiatement. »
– « Bien Monsieur! »
Voyant Hache-De-Fer sur le point de partir, Echo l’appela et lui dit :
– « Je vous en prie, ne soyez pas trop dur avec eux. »
Le commandant resta un moment dans l’embrasure de la porte, silencieux, puis il s’inclina :
– « Rassurez-vous, Dame Lune D’Argent. J’agirai avec modération. »
Hache-De-Fer parti, elle retourna s’asseoir devant le bureau, mélancolique. Le processus de réinstallation du Peuple des Sables ne se passait pas aussi bien qu’elle l’aurait espéré. Certes, Sa Majesté leur avait promis qu’ils mèneraient une vie aisée dans la mesure où ils suivaient ses instructions, cependant, certains considéraient encore le message que le Roi l’avait chargée de transmettre comme un mensonge. Ils avaient beau avoir reçu une terre fertile, ils ne lui faisaient toujours pas entièrement confiance, pas plus qu’à Sa Majesté.
Pour l’heure, sa vie à la Cité Sans Hiver lui manquait. Elle aurait mille fois préféré grimper au sommet du château, là où elle dominait les montagnes et la ville, et chanter des chants composés par le Roi plutôt que d’être à la tête du plus puissant de tous les clans.
Lorsqu’elle entendait une mélodie pour la première fois, elle ressentait une véritable impression de liberté et de bonheur.
Elle qui n’avait pas chanté depuis longtemps se demandait si Roland avait écrit de nouveaux morceaux.
« Quand pourrai-je à nouveau chanter ? »
Simbady eut l’impression que tout dans son estomac se révulsait. Une montée d’acide gastrique suivit le mouvement de la houle et il se pencha sur la balustrade pour rendre, indifférent aux vomissures qui maculaient les bords du navire.
– « Bonjour! Tout va bien ? » Demanda Molly en lui tapotant le dos.
Il avait le visage un peu pâle. Le navire de ciment, stable comme le sol lorsqu’il était amarré dans la baie, devenait, une fois en mer, semblable à une feuille balancée par le vent. Sous l’effet des vagues, il faillit à plusieurs reprises heurter la plage et le balancement horizontal persistait en continu. C’était une véritable torture pour les gens du Peuple des Sables dont c’était la première expérience en mer.
– « À peu près », répondit-il en s’allongeant de tout son long sur le sol, épuisé. « Savez-vous depuis combien de temps nous naviguons sur l’océan ? »
– « Cinq jours aujourd’hui », répondit-elle.
– « Ce n’est pas normal… », chuchota Simbady, le souffle court. « Vous souvenez-vous de ce qu’a dit le Clan du Clair Printemps ? Ils… habitent l’oasis situé au bord de la mer, aussi ne devraient-ils pas se tromper. Le soir même, nous avions déjà traversé Ironsand City, ce qui signifie que ce navire est très rapide. Comment se fait-il que nous ne soyons toujours par arrivés ?
– « Vous voulez dire que… »
– « Qu’Osha n’a jamais eu l’intention de se rendre à la Vallée des Eaux Noires. Thuram nous a menti. Il nous emmène vers le sud, bien au-delà du Marais Étrangleur! »
– « Plus au sud ? » Demanda Molly qui commençait à s’inquiéter. « Mais il n’y a rien là-bas! Se pourrait-il qu’ils se soient perdus ? »
– « C’est très improbable, dans la mesure où le bateau longe la côte », répondit Simbady en se massant le front. « Vers la pointe sud au-delà du marais, il n’y a que… »
– « Hauts les cœurs, tout le monde! » Cria soudain Thuram du centre du pont. « J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Nous arrivons à destination! Rassemblez vos bagages, mettez-vous en rang et préparez-vous à débarquer. Et cette fois, faites attention de ne pas tomber à la mer car il n’y aura personne pour vous secourir! »
Simbady se redressa et a regarda au-delà du rivage. Les rives étaient stériles. Pas d’oasis en vue. Les roulements de la vapeur d’eau et les colonnes de fumée qu’il apercevait au loin dans la mer vinrent confirmer ses craintes.
Un seul endroit était en mesure d’offrir un spectacle aussi inconcevable : le Cap Sans Fin, lieu d’exil des Mojins.
Sur le pont, de plus en plus de gens, qui avaient eux-aussi remarqué l’anomalie, s’agitaient.
– « Nous ne sommes pas dans la Vallée des Eaux Noires! Vous nous avez menti! »
– « Pourquoi nous avez-vous emmenés au Cap Sans Fin ? Avez-vous l’intention de nous abandonner ici ? »
– « Je veux rentrer! S’il vous plaît, laissez-nous partir! »
– « Silence! » Cria Thuram, estimant qu’il n’était plus nécessaire de leur cacher la vérité. « Ai-je dit que nous nous rendions au centre de la Vallée des Eaux Noires ? Si je ne me trompe pas, les affluents du Styx qui traversent toute la Région du Sud, y compris la région du cap, partent de la vallée. »
« Il joue sur les mots! » Pensa Simbady, furieux.
En effet, si on leur avait dit qu’ils allaient travailler dans ce lieu d’exil, jamais personne n’aurait postulé.
– « Nous n’abandonnerons personne! » Dit Thuram en élevant la voix. « Des gens d’Osha et de Graycastle se joindront à vous pour développer cette région! » Il leva le bras : « Désormais, le Cap Sans Fin n’est plus une terre d’exil. Nous allons y construire une ville! Tels sont les ordres du Chef!»