Les leçons de conduite étant très populaires durant ses années universitaires, il s’était inscrit en compagnie de ses amis. Mais jamais il n’aurait pu imaginer qu’ayant obtenu son permis, la première fois qu’il toucherait à un volant serait dans le royaume des rêves.
– « Votre Majesté, qui était ce monstre ? » Demanda faiblement Fanny. « Est-il possible qu’un Déchu possède une telle force ? Il me semble incompréhensible qu’il ait pu obtenir autant de pouvoir magique en un si court laps de temps. »
Elle et Donna avaient subi le plus gros des dommages lors de la première salve d’attaques magiques et tandis qu’elles tentaient de s’y soustraire, la sorcière avait perdu la moitié de ses belles boucles violettes. Mais fort heureusement, aucune de ses blessures n’était mortelle. Sa tête et son torse étaient pratiquement indemnes. En effet, confrontée à des attaques pointues et inattendues, elle avait opté pour la méthode d’esquive la plus efficace. Le fait qu’une sorcière, qui n’était pas vraiment combattante, sache si bien réagir prouvait que les survivantes de Taquila étaient toutes des guerrières expérimentées.
De ce fait, l’opération pionnière ne s’était pas soldée par un échec. Roland, qui ne savait pas ce qui se passerait si quelqu’un venait à mourir dans le Monde des Rêves, espérait bien ne jamais avoir l’occasion de le vérifier.
– « L’Union n’a-t-elle jamais vu une capacité similaire ? »
– « Bien sûr que si …ce que nous appelons “morsure” est précisément la résultante de dommages causé au corps par le pouvoir magique », répondit Fanny, à court de souffle. « Lorsqu’une sorcière, par un entraînement continu, augmente sa capacité magique, son corps s’habitue progressivement à ces effets négatifs et elle récupère beaucoup plus vite. Mais pour nous comme pour les Diables ou les bêtes démoniaques hybrides, le niveau de pouvoir magique ne peut progresser que lentement. »
« Je comprends maintenant », pensa Roland, « elle n’avait encore jamais vu d’être vivant entièrement fait de magie, aussi ne connait-elle de la vie que les êtres formés de chair et d’os. Il est donc tout naturel qu’elle ne puisse comprendre un ennemi qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant. »
Pour sa part, dès qu’il avait aperçu le corps translucide du monstre, il avait aussitôt pensé à un esprit ou un élémental et comme cette créature était faite de magie, celle-ci ne pouvait donc pas l’affecter.
Cependant, ce n’était pas un problème facile à expliquer et ses suppositions n’étaient pas nécessairement exactes. Il se souvint que lorsque la lumière bleue, dans le corps du monstre, prenait le dessus, son humeur et sa conscience, visiblement en déclin, auraient pu le faire revenir à une forme vivante plus conventionnelle.
– « J’ignore moi aussi ce dont il s’agit », répondit Roland en hochant la tête. « Mais tout ce que je peux vous dire, c’est que ce n’était pas un Déchu. »
– « Y a-t-il beaucoup plus de monstres comme celui-ci dans le Monde des Rêves ? » Demanda Line, toujours sous le choc. « Lorsque les ombres dans la pièce ont été recouvertes par le vide noir et rouge, j’ai senti tout mon corps geler. On aurait dit que quelque chose d’effrayant m’observait. Je puis vous assurer que je n’ai jamais eu aussi peur, même lorsque j’affrontais les Diables Supérieurs. »
– « Je ne pense pas », répondit Roland d’un ton rassurant. « Sans quoi, depuis longtemps, ils se seraient emparés du Monde des Rêves. »
En effet, si l’association martialiste pouvait gérer les Corrupteurs, qui n’étaient pas affectés par la force conventionnelle, douze d’entre eux ne suffiraient pas contre ce type de monstre. S’ils avaient été nombreux, l’association aurait déjà été éradiquée.
Rétrospectivement, il s’aperçut que Garcia avait raison lorsqu’elle disait que l’Intrusion du monde extérieur était indissociable de la Lune Sanglante. Les tentacules qui semblaient sortir du vide ressemblaient fort à ceux qu’il avait vus dans le Royaume Divin.
Mais pourquoi la Lune Sanglante aurait-elle corrompu le Monde des Rêves ? N‘en faisait-il pas partie ? Et qui était le Seigneur auquel le monstre faisait allusion ? Est-ce une véritable divinité ou une source de pouvoir magique ? S’il détestait vraiment le Monde des Rêves, pourquoi, dans ce cas, était-il resté silencieux lorsque Roland avait les reliques divines ?
Roland avait également pris note du “Pays Sans Fond” mentionné par le monstre. Peut-être faisait-il allusion au Pays de l’Aurore, de la même manière qu’il appelait le Royaume Divin le Domaine Divin. Ce n’était sans doute qu’une manière différente de l’exprimer.
« En supposant que la Lune Rouge, en raison de la Bataille de la Divine Volonté, soit dans l’observation constante du monde réel, cela signifie-t-il, comme je crois le comprendre, qu’elle traduit ici l’image d’un continent existant dans l’autre monde ? »
Mieux valait laisser ces questions à un explorateur.
Bien entendu, toutes les sorcières n’étaient pas en train de se remémorer la bataille qui venait d’avoir lieu. Assise à la place du passager avant, Phyllis, qui avait déjà mis de côté les émotions pesantes qu’elle venait d’éprouver, était beaucoup plus intéressée par la manière dont fonctionnait la limousine. Elle qui, durant le trajet en taxi, avait eu pour instruction de rester silencieuse en raison de la présence d’un étranger, laissait libre cours à sa curiosité. Les yeux rivés sur Roland, elle tentait de mémoriser chacun de ses gestes.
– « Vous voulez apprendre à conduire ? » Plaisanta Roland qui, lui aussi, avait relégué ses pensées au fond de son esprit.
Phyllis acquiesça aussitôt.
– « Nous avons encore quelques tâches à accomplir », dit-il, ajoutant pour la tenter : « Le moment venu, vous pourrez savourer une cuisine différente tous les jours. Vous pourrez aussi avoir votre propre chambre et votre voiture personnelle. »
– « Parce qu’il existe meilleure nourriture que le KFC et la fondue chinoise ? » Demanda Fanny.
– « Ce ne sont que des aliments d’entrée de gamme. Lorsque nous aurons de l’argent, vous découvrirez que même en mangeant différemment chaque jour, jamais vous ne pourrez goûter à tous les plats qui existent au monde! »
Roland n’avait pas besoin de tourner la tête pour imaginer les regards pétillants des sorcières sur le siège arrière.
– « Lorsque Donna sera rétablie, nous nous rendrons à la maison suivante. J’ai déjà repéré sa localisation », dit Fanny d’une voix douce, mais qui avait retrouvé de la force.
– « Je vais bien. Dès demain, sitôt que nous aurons récupéré nos pouvoirs magiques, nous pourrons nous y rendre », répondit positivement la petite Donna. « Cette blessure n’est pas gênante. »
Line, qui avait pourtant subi un fort traumatisme, fut émue par les paroles séduisantes de Roland. Et même si elle ne faisait pas écho aux autres, il vit ses yeux briller dans le rétroviseur et en fut profondément touché. Il était si facile de remonter le moral des troupes!
Afin d’éviter que la police ne vienne rôder près de leur domicile, il décida de ne pas entrer dans la rue Tongzi mais de garer la voiture près du chantier de l’Association du Trèfle situé non loin de là. Toujours en cours de démolition, il constituait un angle mort. De là partait un joli petit chemin menant à l’entrepôt.
Il était grand temps d’examiner le butin.
Hélas, il n’y avait, dans le coffre, que cent mille dollars, ce qui était peu. Cependant, il y trouva une quantité considérable de bijoux de jade et de perles qu’il lui était impossible d’évaluer de façon certaine. À sa grande surprise, Roland découvrit également plusieurs Forces de la Nature solidifiées, des petites choses extrêmement lourdes qui lui avaient donné l’illusion que cette expédition avait été fructueuse.
« Les transactions en espèces seraient-elles déjà passées de mode pour ces gens ? Utiliseraient-ils désormais les Forces de la Nature comme monnaie d’échange ? » Se demanda-t-il.
Lorsque Roland revint au 0827, il était déjà 11 h 30. Il ouvrit doucement la porte et s’aperçut que les lumières étaient allumées dans le salon. Cléo était affalée sur la table à thé et son dos voûté se soulevait légèrement au rythme de sa respiration. Elle semblait rêver. Face à elle se trouvaient une pile de manuels scolaires et trousse. De toute évidence, elle faisait ses devoirs en attendant son retour.
Là où il n’aurait dû y avoir qu’une relation de locataire à propriétaire existait désormais un lien familial. En la voyant ainsi, le cœur de Roland s’adoucit. Il s’approcha, la porta doucement sur son lit, ôta ses chaussures et la recouvrit d’une couette bien chaude.
« Ah c’est vrai! Les manuels scolaires! Si jamais elle les oublie demain, elle m’en rendra encore responsable. »
Roland secoua la tête en riant. Il apporta les manuels dans la chambre de Cléo et les empila soigneusement sur son bureau. Soudain, un titre en gras sur l’une des couvertures attira son attention :
« Olympiades de Maths niveau collège. »
Ce sujet parascolaire, impressionnant en apparence, n’était absolument pas pratique. Il se souvint qu’au collège, il ne s’intéressait pas particulièrement à cette matière. Persuadé que l’Olympiade n’était qu’un niveau un peu plus élevé en mathématiques, il gardait ses distances et préférait passer ses étés à apprendre l’esquisse et la calligraphie, c’est pourquoi il n’avait pas la moindre idée de leur contenu.
Étrangement, même si ce n’était que pour un moment, il se sentit intrigué par le manuel. Sa respiration s’accélérant, il prit une profonde inspiration et l’ouvrit lentement à la première page.
Les exemples soigneusement disposés et l’élégante écriture de Cléo retinrent aussitôt son attention.