– « Pas mal du tout! » Dit Roland en adressant un signe de la main à l’ombre noire qui s’était habilement glissée dans les rideaux.
En réponse à ses encouragements, un visage souriant émergea des ténèbres. Si Roland n’avait pas su que c’était une sorcière, il en aurait été effrayé.
– « Votre Majesté », l’avertit Fanny, « les ennemis sont dans le hall. Le pouvoir magique que je perçois est presque aussi puissant que celui des bêtes démoniaques hybrides. »
– « Pensez-vous pouvoir les gérer ? »
– « Ne vous inquiétez pas. À partir du moment où ils ne ressemblent pas aux Démons Supérieurs, Line et moi nous nous en sortirons », répondit Phyllis.
– « Dans ce cas, suivons notre plan. »
En franchissant le porche, Roland s’aperçut que les fenêtres de la villa étaient barricadées de planches et de bandes adhésives. À l’intérieur, seules quelques lumières brillaient. Le hall était plutôt sombre et une légère climatisation lui donnait l’impression de passer de l’automne à l’hiver. Une odeur rance et putride flottait dans l’air qui lui donnait la nausée.
Au centre de la salle se tenait un homme en costume, immobile. De toute évidence, il s’agissait de leur cible. En entrant, Roland sentit la chaleur monter dans son corps avec une intensité plusieurs fois supérieure à celle qu’il avait ressentie en voyant pour la première fois cet homme qui n’avait plus rien d’humain.
À première vue, Fanny avait attrapé un gros poisson.
Cependant, ce qui préoccupait Roland, c’était cette immense sculpture accrochée à un mur haut de deux étages auquel l’homme faisait face. Etait-elle en bois ? En cuir vieilli ? Quoi qu’il en soit, elle représentait un monstre ailé à visage humain dont les robustes pattes postérieure et les minces pattes avant étaient recourbées devant son corps. L’ensemble formait une totale incohérence. Il mesurait près de quatre mètres de long et le réalisme des plumes et des veines qui parcouraient son corps montrait qu’il s’agissait d’un objet de grande valeur qui, à en juger par le travail de l’artisan, devait bien valoir un million de Royals d’or.
« Les gens riches ont vraiment des goûts grotesques », pensa Roland.
Il reporta son attention sur sa cible :
– « Le moment est venu d’agir », dit-il.
– « Entendu. »
Couverte d’un rideau occultant, Phyllis alla se placer deux mètres derrière l’ennemi et lança la première offensive.
L’une des griffes qui dépassaient de son dos fila à la vitesse de l’éclair en direction de l’homme en costume. Sous l’effet des interférences magiques, les rideaux se mirent à onduler. La cible tourna vivement la tête comme si elle avait ressenti quelque chose mais à cette distance, même une Extraordinaire n’aurait pu esquiver. La griffe le fendit du cou au bas de son dos et le coupa en deux.
Les yeux écarquillés de stupéfaction, l’ennemi s’effondra sur le sol dans un éclaboussement de sang rouge sombre.
À première vue, si le corps d’un Déchu était sérieusement endommagé, il ne survivait pas quand bien même son noyau n’avait pas été dérobé.
– « C’est tout ? » Demanda Line en émergeant de l’ombre du côté du canapé.
– « L’essentiel reste à venir », répondit Roland en se couvrant le nez. « Nous allons procéder au pillage. » Était-ce sa perception ? L’odeur putride s’était intensifiée. « Vous souvenez-vous de ce que je vous ai enseigné ? »
– « Des ornements d’or, du papier rouge et des coffres avec des sphères », répondit Line en levant la main. « Les pièces ne valent rien et on laisse les pierres précieuses! »
– « Tout à fait. Et surtout, plus il y aura de papier rouge, mieux ce sera. »
En effet, il avait appris en pillant la Cité Sainte d’Hermès que le prix des pierres précieuses était trop fluctuant pour pouvoir les revendre à un prix convenable. L’or était certainement beaucoup plus stable, mais le mieux restait encore les billets de banque. « J’espère », pensa-t-il, « que ce type n’était pas un aficionado des achats en ligne. »
Tandis que Roland se penchait dans l’intention de convertir la Force de la Nature qui montait du ventre de l’homme, Fanny fronça soudain les sourcils :
– « Une minute! » dit-elle. « Comment se fait-il que je ressente toujours la présence d’une réaction magique ? »
– « Quoi ? » S’exclamèrent les trois autres, surpris.
– « La source du pouvoir magique n’a pas disparu, bien au contraire. Elle s’intensifie. »
Sur ce, elle leva la tête et parcourut la salle des yeux, comme si elle cherchait quelque chose. Soudain, son regard tomba sur la sculpture : « Bon sang! » dit-elle. « Ce monstre est vivant! »
Elle n’avait pas terminé sa phrase que la bouche du monstre s’ouvrit brusquement et une langue semblable à celle d’un crapaud se dirigea droit vers Roland.
– « Votre Majesté! Attention! » S’écria Phyllis qui, sans hésiter, se précipita devant lui pour le protéger et utilisa ses griffes dorsales pour barrer la route à la langue.
Mais Roland, qui avait beaucoup progressé, anticipa l’attaque du monstre. Il attrapa Phyllis par la taille et roula sur le côté afin d’éviter la langue acérée qui se dirigeait vers eux telle une flèche.
Celle-ci s’enfonça dans la moitié du cadavre qui gisait sur le sol, s’enroula autour du noyau et l’arracha violemment, emportant celui-ci directement dans la bouche de la sculpture.
Roland remarqua au passage que la Force de la Nature, qui était entrée dans un état solide, se remettait à tournoyer au contact du monstre dont les mouvements provoquèrent l’envol paniqué d’un grand essaim d’insectes qui se trouvaient derrière son dos et qui se dispersèrent dans toutes les directions.
De toute évidence, ils avaient été attirés par le pouvoir magique de celui-ci mais comme ils ne pouvaient partager de visuel avec Fanny, celle-ci n’avait pas décelé la présence d’une seconde source magique.
– « Que vois-je ? » Dit la sculpture après avoir avalé le noyau. « Une bande de martialistes qui vient d’elle-même se livrer à moi ? Bande de voleurs, votre place n’est pas sur ce territoire sacré! Allez en enfer! »
Sur ces paroles, il leva la tête comme pour prendre une grande inspiration et souffla en direction de l’assistance une bouffée d’air d’un rouge sang.
Du pouvoir magique à l’état pur!
En un éclair, les meubles volèrent en éclat. Le rideau occultant fut touché lui-aussi, occasionnant plusieurs blessures à Donna et Fanny qui étaient cachées à l’intérieur. Celles-ci tombèrent lourdement sur le sol. Heureusement qu’elles se trouvaient à un cheveu du centre de l’attaque magique, sans quoi elles auraient subi le même sort que les meubles.
En revanche, Roland était en bien meilleure posture car au moment où la magie s’abattait sur lui, la chaleur se répandit dans tout son corps et, telle une armure, protégea ses organes vitaux.
– « De quel type d’attaque s’agit-il ? » Demanda-t-il, déconcerté par la différence flagrante existant entre ce pouvoir et ceux des sorcières.
Jamais encore il n’avait vu le pouvoir magique prendre l’apparence d’une puissante énergie. Depuis qu’il avait acquis cette force étrange, il comprenait mieux le fonctionnement de ce pouvoir et pour lui, jamais un Déchu n’aurait pu attaquer de la sorte.
Par ailleurs, l’expression de surprise sur le visage des sorcières parlait d’elle-même : il était évident que ce monstre avait une compréhension de la magie supérieure à la leur.
– « Sa réaction magique… est très proche de celle des Diables Supérieurs! » Dit Fanny en serrant les dents. « Comment est-ce possible ? »
– « Les Diables ? Est-ce ainsi que vous appelez mes ancêtres ? » Demanda le monstre avec un rire mauvais. Sur ce, il retira sans effort les rivets qui maintenaient ses ailes au mur, sauta sur le sol et se courba, telle une gargouille, devant l’assistance. « D’abord vous essayez de voler l’énergie du Domaine Divin et voilà maintenant que vous qualifiez les Chasseurs de Diables ? Quelle stupidité! »
« Le Domaine divin ? Les Chasseurs ? Mais de quoi parle-t-il ? » Se demanda Roland en fronçant les sourcils.
Soudain, un faisceau de lumière noire jaillit de l’ombre derrière le monstre et vola jusqu’à ses joues. C’était Line, sous sa forme d’ombre. Avec un léger craquement, elle enfonça un poignard dans ses yeux et lui transperça le crâne. Puis, sans même prendre le temps de contempler son succès, elle se retira dans l’ombre.
Cette attaque surprise avait été aussi fluide que de l’eau qui coule.
– « Joli! » La félicita Phyllis en serrant les poings.
– « Joli ? » Fit le monstre d’une voix sèche, froide et indifférente tandis qu’une fissure apparaissait sur son visage de bois. « Vous pensiez pouvoir me nuire avec un simple morceau de métal assorti d’une infime quantité de pouvoir magique ? Vous n’avez aucune idée de ce qu’est le Domaine Divin! À présent, laissez-moi vous montrer la véritable puissance du Seigneur! »
Il n’avait pas terminé de parler qu’une série de craquements se fit entendre. La fissure sur son visage s’étendit à tout son corps, entraînant la fragmentation de l’enveloppe noire qui le recouvrait et qui se détacha. Une lueur d’un rouge sombre apparut sous l’écorce, qui semblait couler comme un sang brûlant.
Lorsqu’enfin son véritable aspect fut révélé, Roland resta figé d’horreur et de surprise.
Sous la coque de bois se cachait un être entièrement formé de magie. De petites grappes de jades étoilées scintillaient dans son corps et convergeaient progressivement vers un immense anneau étoilé localisé au niveau de sa poitrine.
C’était ce que l’on pourrait qualifier de créature magique.