Roland fit ses adieux à Garcia et retourna dans son appartement où Phyllis l’attendait, assise dans le salon.

– « Qui est donc cette personne, Votre Majesté ? » Demanda-t-elle.

– « C’est une guerrière, ou si vous préférez, une Éveillée. Mais ne prêtez pas attention à son attitude car dans le Monde des Rêves, personne ne sait que je suis Roi. »  

La sorcière, qui lui témoignait encore plus de respect depuis qu’il avait accédé à sa demande en lui offrant un délicieux repas, insista :

– « Ceci dit, c’est vous qui l’avez créée, comme tout ce qui fait partie de ce monde. »

– « Peut-être », répondit Roland en prenant place face à elle, « cependant, les gens ici l’ignorent. Tous ont leurs souvenirs et pensent par eux même, une vie qui ne dépend pas de moi. Cet univers a ses propres règles, des règles que je dois suivre également. »

En l’entendant parler ainsi, les yeux de Phyllis se mirent à briller. Profondément choquée par ce qu’elle venait de vivre, elle avait une question à lui poser et allait enfin pouvoir le faire.

Elle eut un regard en direction de la chambre de Cléo et chuchota :

– « Votre Majesté, est-ce là que vous vivez en réalité ? Je vous prie d’excuser ma franchise, mais je suppose que vous n’êtes pas réellement le Prince Roland de Graycastle… »

– « Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? » Demanda Roland, surpris, en fronçant les sourcils.

– « Parce que votre Cité Sans Hiver ressemble étrangement à cette ville! » Répondit Phyllis avec enthousiasme. « En arrivant, je me suis demandée pourquoi vous aviez construit des routes si spacieuses dans un espace pourtant limité. Mais je comprends à présent : vous pensiez à ces véhicules à quatre roues qui filent comme le vent!

Vos armes incroyables, votre ambitieux projet de construction d’un bâtiment de 10 étages, votre puissante machine alimentée par de l’eau bouillante et bon nombre de choses que vous avez réalisées à la Cité Sans Hiver ont sans doute à voir avec ce monde ».

Après quelques instants de réflexion, Roland, qui ne voulait confier le secret de son voyage dans le temps qu’aux sorcières les plus proches de lui, répondit :

– « Détrompez-vous, je suis bien Prince. Mais il se trouve que lorsque je suis arrivé à Border Town, des souvenirs fantastiques ont soudain surgi dans mon esprit. Un savoir abstrait et incroyable dont que je ne maîtrise encore qu’une petite partie! »

– « Les Dieux sont sans doute à l’origine de ce phénomène », répondit Phyllis qui ne doutait pas de sa parole. « Les sorcières de Taquila ont toujours pensé qu’ils n’aimaient pas particulièrement les humains. De toute évidence, elles se trompaient : les Dieux vous ont souri et je suis certaine qu’ensemble, nous viendrons à bout des Diables! »

Ce fut au tour de Roland d’être surpris. Depuis qu’il s’efforçait de convaincre les survivantes de Taquila qu’il était en mesure de triompher de ces créatures, c’était la première fois que l’une d’entre elles lui exprimait sa confiance, et ce avec une telle conviction. Pourtant, il n’avait fait que l’emmener au restaurant et non à une démonstration militaire!

– « C’est à cause de ces véhicules en fer », répondit honnêtement la sorcière lorsque le Roi lui eût subtilement fait part de ses doutes.

– « Vraiment ? »

– « Oui, Votre Majesté. À l’époque de Taquila, nous avions besoin de beaucoup de chevaux et de charrettes pour transporter des vivres sur le front. En effet, même si certaines sorcières étaient très rapides, elles n’auraient guère pu s’en charger dans la mesure où lorsque le poids dépasse une certaine limite, la consommation de pouvoir magique augmente de façon exponentielle. Mais je pense que je ne vous apprends rien. »

Elle marqua une pause et reprit : « Nous avons subi une grande pression lorsque l’Union s’est emparée des Bêtes de Siège qui appartenaient aux Diables car seule une sorcière était en mesure de manipuler ces énormes véhicules dont il suffisait de retirer les boucliers et les projectiles pour pouvoir y placer le chargement de quatre à cinq charrettes.  Nous avons alors compris que les Diables manipulaient beaucoup mieux le pouvoir magique que nous. Et comme, à l’époque, la Société de Recherche était également convaincue qu’ils avaient un potentiel de combat de loin supérieur au nôtre, Dame Alice a misé tous ses espoirs sur le projet de l’Armée du Châtiment Divin. »

– « Parce que vous jugez du potentiel d’un adversaire à sa capacité de transport ? » Demanda Roland, intrigué.  

– « Oui », acquiesça Phyllis, « dans la mesure où ce sont ceux qui peuvent emmener les marchandises le plus loin qui sont les plus forts.  Le mode de transport est donc déterminant. » Elle ne put s’empêcher de sourire : « J’ai vu dans ce monde des véhicules rapides comme le vent capable de transporter une centaine de personnes à une distance que jamais un chariot n’aurait pu parcourir. Cela prouve à quel point ce Monde de Rêves est puissant! C’est pourquoi je suis convaincue que si vos armes ont également été conçues à partir de cet univers, nous pourrons sans peine écraser les Diables. »  

Roland se sentit touché. Perdu dans ses pensées, il se dit que même si les sorcières de Taquila n’avaient pas réussi à défendre les Plaines Fertiles, elles étaient loin d’être stupides. À la simple vue d’un bus surpeuplé, Phyllis avait été suffisamment intelligente pour juger de la puissance de ce monde. Même pour une personne des temps modernes, une telle perspicacité était vraiment impressionnante.

Il se souvint alors d’une question qui faisait fréquemment l’objet de débats entre internautes sur les forums :

« Comment pourrions-nous nous défendre si des extraterrestres venaient envahir la Terre ? »

Cette discussion n’avait pas de sens. En effet, comment les humains, qui avaient peiné pour envoyer quelques astronautes sur la Lune, le corps céleste le plus proche de la Terre, seraient-ils en mesure de vaincre des visiteurs de l’espace ayant parcouru des centaines d’années-lumière ou traversé les galaxies ? L’énergie nécessaire à un tel voyage suffirait à réduire la Terre en cendres.  

De l’avis de Roland, une civilisation en mesure de traverser l’espace et d’étendre son pouvoir à un autre système solaire serait tout à fait en mesure de détruire l’humanité. Si une invasion extraterrestre se produisait, ce serait alors la fin.

Aussi fut-il extrêmement surpris de découvrir que Phyllis et les dirigeantes de Taquila connaissaient parfaitement cette donnée réelle en matière de guerre.  

Pour finir, l’antique sorcière se leva et s’inclina, la main sur le cœur :

– « Certes vous n’êtes pas une sorcière et ne pouvez donc pas activer l’Instrument de la Rétribution Divine, cependant, je reste convaincue que vous êtes l’Élu que les Dieux nous avaient promis. »

En entendant cette conclusion plutôt hâtive, Roland se demanda s’il devait rire ou pleurer. Cependant, persuadé que l’aide des sorcières de Taquila lui serait précieuse pour l’avenir de la Cité Sans Hiver, il s’abstint de la contredire.

Il prit une profonde inspiration et se leva :

– « Le temps presse. Commençons les tests. »

En effet, il fallait faire vite et se montrer prudents car Cléo pouvait se réveiller à tout moment.

Phyllis monta sur une échelle, dos au lit, et se laissa tomber.

Mais rien ne se passa.

Cette méthode ne lui permettrait donc pas de quitter le Monde des Rêves.

Il ne restait donc plus que deux possibilités : soit il fallait que Roland la quitte pour qu’elle puisse repartir, soit elle était piégée à jamais dans cet univers.

Roland monta donc à son tour sur l’échelle et s’assit, prêt à se laisser tomber.

– « Si jamais je ne parviens pas à quitter ce monde ne vous inquiétez pas pour moi car je suis bien ici », dit la sorcière en s’approchant de lui. « Par contre, si je pars et que je ne puisse plus revenir, cet univers et tout ce que je viens de vivre me manqueront à jamais. »

Roland hocha la tête et bascula en arrière.

En un instant, le monde se retrouva plongé dans le noir.