– « C’est …si délicieux! » Dit Phyllis au bout d’un long moment, tandis que son appétit, enfin, commençait à s’apaiser.

Les gens qui passaient devant eux étaient stupéfaits par le nombre de boîtes de hamburgers et de tartelettes aux œufs qui s’empilaient sur leur table. Il y en avait au moins pour cinq à six personnes, cependant, les convives n’étaient que trois, dont deux jeunes filles plutôt charmantes, leur minceur semblait indiquer qu’elles ne mangeaient pas énormément.  De ce fait, bon nombre d’entre eux, convaincus que ce ne pouvait être que lui qui avait dévoré toute cette nourriture, lançaient à Roland des regards méprisants eu égard à sa gloutonnerie.

Ce dernier se sentit à la fois démuni et ravi d’avoir eu la bonne idée d’emmener Phyllis dans une chaîne de restauration rapide bon marché plutôt que dans un restaurant coûteux, sans quoi ce repas l’aurait mené tout droit à la banqueroute.

– « Essuyez-lui la bouche », recommanda-t-il à Cléo.

La jeune fille prit une lingette humide pour enlever les larmes et les taches d’huile qui maculaient le visage de Phyllis. Les sorcières étant naturellement belles, elle n’avait pas besoin de se maquiller et heureusement, sans quoi elle aurait eu l’air affreuse en cet instant.  

C’était sans doute la première fois que l’adolescente rencontrait une personne suffisamment pauvre pour se mettre à pleurer devant un simple repas KFC. Prise d’un soudain accès de compassion, elle avait totalement changé d’attitude envers Phyllis.  

Voyant qu’elle avait presque fini de déjeuner, Roland prit une gorgée de coca et lui dit :

– « Il y a aussi des cornets à la crème glacée, mais parlons d’abord du Monde des Rêves. Avant d’y entrer, avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ? »

– « Mais… » Dit Phyllis, hésitante, en jetant un coup d’œil à la jeune fille assise à côté d’elle.

– « Tout va bien », répondit-il avec un clin d’œil à l’adresse de la sorcière, « nous évoquons simplement un rêve que vous avez fait lorsque vous étiez enfant. »

Elle comprit aussitôt ce qu’il voulait dire :

– « Eh bien… C’est arrivé il y a si longtemps… Laissez-moi réfléchir… Non, rien de spécial. Je me suis simplement appuyée contre le mur et ai déconnecté ma conscience, de manière à pouvoir récupérer sans toutefois relâcher totalement ma vigilance. »

– « Et ce faisant, pouvez-vous encore percevoir les changements susceptibles de se produire dans votre environnement ? »  

– « Oui », acquiesça-t-elle. « Lorsque j’interrompt tout contrôle sur mon corps, ma conscience s’en va dans les ténèbres. Là, même si je ne vois ni n’entends rien, je peux ressentir les dangers, comme si quelqu’un m’avertissait. C’est un sentiment difficile à expliquer. Céline qualifie ce phénomène de connexion subconsciente. En effet, ce n’est que lorsque nous serons enfermées dans des conteneurs d’âmes que nous perdrons effectivement toute conscience. »

– « De quoi parlez-vous ? » Fit Cléo avec une moue. « Et qui est cette Céline ? »  

– « Sa psy », répondit Roland. « Ceci dit, on ne coupe pas la parole aux adultes. Si vous vous ennuyez, allez donc faire un tour au parc pour regarder les gens pêcher ou admirer les cerfs-volants. Mais surtout, ne vous éloignez pas trop! »

L’adolescente renifla et sortit, un cornet de glace à la main.

Phyllis la regarda s’éloigner par la baie vitrée :  

– « Est-il prudent de la laisser sortir seule ? »

– « Tout va bien » répondit Roland en haussant les épaules. « Cette époque est plutôt sûre et elle n’est pas facile à duper. Poursuivons. »  

– « Habituellement, lorsque je suis en sommeil profond, je ne peux rien faire d’autre que d’errer dans l’obscurité sans fin où il n’y a ni lumière, ni son, ni rien. » L’antique sorcière s’interrompit un instant avant de poursuivre : « Quelle ne fut pas ma stupéfaction en apercevant l’endroit où vous vivez lorsque vous vous trouvez dans votre Monde des Rêves!

Fort heureusement, presque aussitôt, je vous ai vu. »

Roland réfléchit un bref instant :

– « Voyons… La seule chose qui diffère de votre sommeil profond habituel est que cette fois, vous vous êtes endormie dans mon château. »

– « Rien d’autre, en effet », renchérit Phyllis.

Sur ce, elle avala son dernier cornet glacé et poussa un long soupir de satisfaction.

Roland regardait l’extrémité du cône disparaître dans la bouche de la sorcière lorsque soudain, une pensée lui traversa l’esprit :

– « Les Rayons Lumineux! » S’écria-t-il.

– « Pardon ? »

– « Vous m’avez bien dit que lorsque je m’endormais apparaissait un immense faisceau de lumière jaune orangée, aussi grand que les remparts, n’est-ce pas ? »

– « En effet », répondit Phyllis, étonnée, comme si, à son tour, elle réalisait soudain quelque chose.

– « Et sauf erreur de ma part, vous émettez vous aussi un rayon de lumière. »

– « Vous voulez dire … que nos rayons de lumière se seraient chevauchés ? »

– « Oui. Le château seigneurial de Border Town, qui n’est rien d’autre qu’un bâtiment de pierre ordinaire, n’a pas le pouvoir de vous amener dans ce Monde des Rêves. Je n’ai cessé d’y réfléchir et en suis arrivé à la conclusion que seuls nos rayons de lumière pouvaient en être la cause », dit Roland en frappant dans ses mains. « Cependant, ce n’est là qu’une partie de l’explication. Pour arriver ici, vous avez également dû suspendre votre conscience, c’est ce qui expliquerait pourquoi ni Anna, ni Rossignol, ni les autres sorcières ne sont jamais entrées dans ce monde. »  

Tout en parlant, il sa rappela combien il avait été déconcerté par le mot “âme” en écoutant les récits des sorcières de Taquila.

En effet, si celles-ci lui avaient dit avoir transféré leurs âmes dans des enveloppes comme les corps de Guerriers du Châtiment Divin ou encore les étranges réceptacles laissés par la civilisation souterraine, ce qui leur avait permis d’en prendre le contrôle, jamais elles ne lui avaient expliqué ce qu’elles entendaient par “âmes”.

De par les études d’ingénieur qu’il avait suivi, Roland était plutôt de nature cartésienne. Pour lui, l’âme d’une personne, constituée de pensées et de souvenirs générés par la communication entre neurones via des courants électriques, n’était pas quelque chose de réel susceptible de subsister hors du corps. Cependant, d’après les sorcières de Taquila, le noyau laissé par la civilisation souterraine avait non seulement le pouvoir de l’extraire mais également de la transplanter.  

Si, au départ, il avait attribué cela aux merveilles créées par le pouvoir magique, il avait désormais un tout autre point de vue.

Et si les souvenirs et les esprits pouvaient être analysés ?

En supposant que les rayons de lumière et le pouvoir magique proviennent de la Lune Sanglante, peut-être ces fameuses âmes en était-elles également issues. Une fois le noyau activé pour extraire l’âme d’une personne, ses souvenirs et son esprit seraient en quelque sorte copiés et stockés dans cet astre étrange au moyen des faisceaux de lumière, ce qui pourrait expliquer le processus de transfert.

D’après Pasha, le processus consistant à transformer le pouvoir magique étant extrêmement compliqué, les divinités avaient repris ce travail en main et attribué aux sorcières des rayons de lumière de différentes tailles. Qu’elle ait eu raison ou pas, sa théorie pouvait, dans une certaine mesure, expliquer pourquoi les rayons que l’on apercevait sur la tête des Sorcières du Châtiment Divin se faisaient beaucoup plus minces une fois le transfert opéré. Transmettre l’esprit et les souvenirs d’une personne étant beaucoup plus facile que de transformer le pouvoir magique en effets ou en objets dans le monde réel, le transfert ne nécessiterait qu’un mince canal de transmission.  

« Mon Monde des Rêves étant bien plus complexe que la plupart des capacités des sorcières, cela explique pourquoi mon faisceau de lumière est aussi imposant que les remparts. Phyllis se trouvant à l’intérieur au moment où elle a déconnecté sa conscience, ses pensées et souvenirs stockés dans la Lune Sanglante se sont superposés à mon rêve et c’est ainsi qu’elle est arrivée dans cet univers. »

Roland était ravi de cette découverte dans la mesure où cette théorie semblait pouvoir expliquer tout ce qui l’avait si longtemps intrigué. Si les rayons de lumière avaient pu amener Phyllis dans le Monde des Rêves, cela signifiait que cet univers était également lié à la Lune Sanglante.  À travers le Champ de Bataille des Âmes de Cléo, il aurait, en quelque sorte, créé ce monde dans le “Domaine Divin” qui régit le pouvoir magique.

Il était sur le point faire part de cette découverte à Phyllis lorsqu’une forte détonation retentit dans un restaurant voisin. Des vitres volèrent en éclats et les clients du restaurant KFC, troublés, virent les gens s’enfuir en criant et pleurant, totalement paniqués.