– « Comment ça vous ne viendrez pas ? Non seulement vous êtes en retard, mais vous me prévenez à dernière minute ? Qu’est-ce que cela signifie ? »
Garcia criait si fort qu’il dût éloigner sa tête de l’écouteur. Il n’avait pas besoin de la voir pour sentir qu’elle était furieuse. Elle en avait le souffle coupé.
– « Je viens de recevoir une visite inattendue », expliqua-t-il. « Je dois absolument la recevoir. Comme je vous l’ai dit, je vis avec pour seule compagnie une adolescente de quatorze ans. Je ne peux tout de même pas lui demander de s’occuper de mon invitée. »
– « Le numéro de votre appartement est bien le 0825 ? Je vais venir vous voir car je dois vous parler. »
– « Euh …je ne suis pas chez moi pour le moment… », répondit Roland, après quoi il plissa les yeux, s’attendant à une nouvelle déferlante d’agressions vocales.
Comme prévu, Garcia éleva le ton :
– « Ignoriez-vous que j’avais pris rendez-vous avec les anciens de l’association ? Je pensais que vous sauriez enfin vous montrer responsable. Comment osez-vous me poser un lapin ? Croyez-vous que je ne sache pas ce que vous manigancez ? Revenez immédiatement! »
« Me montrer responsable ? Qu’est-ce supposé vouloir dire ? Quelles paroles fallacieuses! » Pensa Roland.
Mais en voyant dans le regard du chauffeur de taxi une expression qui voulait dire : « Bravo, mec, comme je vous comprends! », il comprit que toute tentative d’explication serait inutile.
– « Que dites-vous ? La réception n’est pas très bonne. Je viens de prendre la Route de l’Est. Vous êtes toujours là ? Allô… …Allô ? »
Sur ce, il raccrocha et éteignit son téléphone de crainte qu’elle ne le rappelle.
Il avait certainement offensé cette star des arts martiaux.
Jamais il n’aurait pensé que Garcia s’inquiète autant de savoir s’il allait devenir membre de l’Association Martialiste. Sa réaction venait une nouvelle fois confirmer l’hypothèse de Roland selon laquelle elle ne se montrait distante que vis-à-vis des étrangers.
Elle s’était révélée sous son vrai jour sitôt qu’elle avait découvert qu’il possédait les Forces de la Nature.
– « C’était tellement cliché », dit froidement Cléo de la banquette arrière. « Comme si nous vivions reclus au fin fond d’une forêt! Comment y aurait-il un quelconque problème de réception alors que nous sommes en ville ? »
– « Vous parlez trop », répondit Roland.
Il jeta un coup d’œil à l’arrière et vit que Phyllis était rivée à la vitre, stupéfaite par tout ce qu’elle voyait, et n’avait pas bougé depuis qu’elle était montée en voiture. Il n’était pas surprenant de la voir se comporter ainsi : les immenses buildings, la circulation incessante, les affiches publicitaires géantes et les écrans suspendus aux murs, tout y était pour provoquer un choc à une personne en provenance d’une époque antique. En effet, l’augmentation de la productivité avait entraîné des changements radicaux au cours de cette période, susceptibles de transformer totalement une ville en l’espace de vingt ans et de choquer jusqu’à ses habitants. Alors que dire d’une sorcière de Taquila!
Avant de prendre la route, Roland lui avait prêté des vêtements afin qu’elle troque sa robe usagée, qu’il supposait être l’uniforme de Taquila, contre un t-shirt et un short, unisexes qui lui allaient parfaitement. Curieusement, ces vêtements bon marché lui donnaient un côté à la fois chic et décontracté, comme quoi le physique d’une personne avait le don de mettre sa tenue en valeur. Le seul problème étant le soutien-gorge, Roland avait dû demander à Cléo de lui bander la poitrine.
Cette sortie avait un but spécifique : emmener la Sorcière du Châtiment Divin déjeuner et lui acheter de nouveau vêtements. En effet, si elle devait revenir un jour dans son rêve, elle ne pourrait pas porter éternellement ceux de Roland ni ce bandage de tissu.
– « Le Parc de Verte Vallée, nous y sommes », dit le chauffeur en appuyant sur le bouton du taximètre. « Ce sera 25 dollars ».
Situé non loin de l’immeuble de Roland, ce parc, qu’il avait découvert en explorant la ville, était un agréable espace vert, peu peuplé. À côté se trouvait une rue commerçante et, surtout, des restaurants KFC et McDonald’s.
Roland avait immédiatement pensé à ceux-ci dans la mesure où les stands alimentaires situés en bordure de route n’étaient guère agréables sur le plan de l’environnement. De plus, il n’était pas certain que la nourriture soit bonne. Comme cette sortie avait pour but de faire passer du bon temps à son invitée venue de l’autre monde, le goût et l’environnement étaient donc primordiaux. Par ailleurs, la nourriture devait être servie en quantité suffisante pour donner à la sorcière le sentiment d’être rassasiée. Certes, les restaurants étoilés étaient beaucoup plus agréables, cependant, si jamais la jeune femme avait trop d’appétit, Roland n’était pas certain de pouvoir payer l’addition.
Aussi avait-il opté pour la restauration rapide.
De plus, depuis longtemps, Cléo parlait d’y manger, même si c’était sans doute lié aux jouets accompagnant les menus “enfants”, qui plaisaient beaucoup aux jeunes de son âge.
Il choisit donc de les emmener dans un restaurant KFC et opta pour une place près de la fenêtre. Puis il se rendit au comptoir et commanda deux portions familiales ainsi qu’un menu “enfant”.
– « Pourquoi en avoir pris autant ? » Demanda Cléo, surprise, en le voyant déposer toute cette nourriture sur la table. « Mon oncle, je sais bien que vous avez trouvé un emploi, mais vous ne devriez pas gaspiller ainsi votre argent. »
– « J’ai rarement l’occasion de me montrer généreux. Profitez-en! »
– « D’accord! » Répondit-elle en apercevant le jouet. Aussitôt, le sourire lui revint.
– « Mangez », dit Roland en tendant à Phyllis un morceau de poulet frit. « Si vous en voulez encore, n’hésitez pas à me le dire! »
La peau de la volaille, frite dans un bain à haute température et à haute-pression, était d’une couleur dorée bien tentante et dégageait un parfum appétissant. Cuit selon cette méthode moderne, le poulet non seulement conservait son moelleux et sa douce saveur, mais sa chair avait pris le parfum d’épices comme le poivre noir, le thym, l’ail et le sel. Rien de comparable avec le banal poulet bouilli d’autrefois.
Même si la restauration rapide était souvent critiquée pour sa haute teneur en calorie et son goût uniforme, pour une personne qui venait d’une région où la nourriture et les assaisonnements se faisaient rares, ces mets étaient particulièrement délicats. Phyllis, qui n’avait pas goûté à la nourriture depuis plusieurs siècles, en serait vraiment époustouflée.
Si, en chemin, la sorcière avait parfaitement suivi les instructions de Roland, ne posant aucune question en dépit de l’étrangeté de ce qu’elle voyait et faisant de son mieux pour se comporter comme tout le monde, lorsqu’elle mordit dans le poulet frit, de chaudes larmes lui montèrent aux yeux et se mirent à couler sans qu’elle puisse les arrêter.
– « Qu’est-ce qui ne va pas, ma sœur ? » Demanda Cléo, stupéfaite.
– « Ce n’est rien », répondit Roland. « Voilà trop longtemps qu’elle a faim. Sa famille, qui voulait un garçon mais n’y est jamais parvenue, ne la traitait pas bien. Mais vous êtes encore trop jeune pour comprendre. Sachez seulement que sa vie n’a guère été heureuse jusqu’ici. »
– « Je vois … » répondit l’adolescente dont le regard, soudain s’adoucit, sans doute par compassion.
Roland, qui n’avait pas l’intention de relever le fait que Cléo appelait Phyllis “ma sœur” alors que lui-même n’était que son “oncle”, se sentit touché en regardant l’antique sorcière dévorer sa nourriture en pleurant.
Ces sorcières auraient donné n’importe quoi pour le simple plaisir de savourer un repas. Cette injustice le rendait triste. Heureusement que cette journée procurait à Phyllis un peu de réconfort.
Comme il n’était pas certain qu’il y ait une prochaine fois, le mieux qu’il pouvait faire était de réaliser autant que possible les souhaits de la sorcière au cours de cette aventure d’un jour.