Depuis son dernier entretien avec les sorcières de Taquila, Roland avait hâte de rencontrer le réceptacle central.

Afin de pouvoir déchiffrer les documents laissés par la civilisation souterraine, de nombreuses survivantes de Taquila s’étaient sacrifiées en faisant fusionner leurs âmes. Cependant, il ne pouvait répondre que par oui ou par non. En dehors de cela, ce réceptacle n’était qu’un objet inutile. À l’évocation de cette partie solennelle de leur histoire, Roland ressentait un air de mystère et de tragédie autour de ce réceptacle.  

Lorsqu’enfin il l’aperçut, enchaîné dans une pièce secrète située sous la grande salle, le Roi en eut le souffle coupé.  

Cette forme globuleuse, beaucoup plus imposante que les réceptacles originaux, comme celui qu’occupait Pasha, était totalement prisonnière. Les plus épais de ses tentacules avaient été séparés de force et cloués aux murs ou au plafond. À voir les cicatrices sur son épiderme et les blessures de ses tentacules, Roland devina que ce n’était pas la première fois qu’elle était traitée de cette façon.

Il se souvint alors que, tout comme les réceptacles originaux, elle avait le pouvoir de ressentir le chaud et le froid, le doux et l’amer, ainsi que la douleur.

Fronçant les sourcils, il demanda :

– « Mais pourquoi ? Je crois me souvenir que les volontaires qui ont intégré ce réceptacle central étaient toutes des sorcières, y compris l’un de vos Trois Chefs, El… »

– « Dame Eleanor, Votre Majesté », soupira Pasha. « Hélas, nous n’avions pas le choix, ces réceptacles étant aussi puissants que les Guerriers du Châtiment Divin. Leurs tentacules pourraient transpercer la terre et créer des puits de lumière dans le dôme. Ils sont également capables de déchirer un ennemi en deux. Si nous ne le gardons pas ici, il se déplacera automatiquement, risque de nous causer de nombreux problèmes et, dans ce cas, sera beaucoup plus difficile à gérer que des hybrides démoniaques.

Très vite, Roland comprit le sentiment d’impuissance qu’éprouvait Pasha. Cette forme globuleuse tentaculaire était sans doute une unité de combat créée par la civilisation souterraine et si jamais elle devenait incontrôlable, elle représenterait un grand danger pour la relique des dieux et les noyaux magiques. Les survivantes de Taquila, ne voulant pas prendre ce risque, n’avaient pas d’autre solution que de la garder prisonnière de ce lieu.

Cependant, quel qu’en fût le motif, cela ne le consolait pas. Il se sentait triste à l’idée que des sorcières qui, volontairement, avaient tout sacrifié pour Taquila, se retrouvent prises au piège dans cet endroit sombre.  

Voyant que Roland était aux prises avec ses émotions, Pasha ressentit à la fois de la gratitude et de la tristesse :

– « Nous avons cherché à connaître leurs sentiments sans parvenir à obtenir de réponse. Le noyau magique n’étant pas en mesure de séparer les âmes qui ont fusionné avec le réceptacle central, nous ne savons pas du tout si elles sont capables de ressentir ce qui se passe. »

Althéa, qui depuis un moment était restée silencieuse, reprit la parole :  

– « Comme toutes les sorcières de Taquila, nous avons décidé de suivre à jamais Dame Eleanor. Ne soyez pas trop triste pour elles. Elles savaient ce qu’elles encouraient en intégrant cette forme. »

Roland eut le sentiment que son ton n’était plus aussi froid qu’auparavant. Il était, en quelque sorte, passé du froid de la glace à celui de l’eau glacée.

– « Lorsque nous avons demandé au réceptacle central si nous devions l’enchaîner, ses trois principaux tentacules ont répondu par l’affirmative. Jamais nous n’aurions osé l’attacher de la sorte s’il ne nous avait pas donné son assentiment. »

Roland hocha la tête :

– « L’Association des Sorcières pourra peut-être vous aider à résoudre ce problème », dit-il. « Soraya a le pouvoir de créer des tissus souples pour remplacer les chaînes de fer et il y a également une jeune fille, dont le nom est Plume, qui est en mesure de coller des objets. Ensemble, elles trouveront peut-être un moyen de restreindre ses mouvements sans toutefois la blesser. Si cela ne vous dérange pas… »

Pacha abaissa légèrement le tentacule principal qu’elle portait sur la tête :

– « Formidable », dit-elle. « Ma gratitude vous est acquise. »

– « Ne vous inquiétez pas », répondit Roland avant de demander : « Que voulez-vous dire par “les trois tentacules principaux ont répondu par l’affirmative ?” L’ un de ses tentacules peut-il dire oui pendant qu’un autre dit non ? Lorsque cela se produit, comment pouvez-vous être certaines d’avoir compris ce qu’il voulait dire ? »

– « Je laisse le soin à Céline de vous l’expliquer. »

Ayant appris qu’il y avait peut-être un moyen d’atténuer la douleur des sorcières prisonnières du réceptacle central, Céline, visiblement très enthousiaste, répondit :

– « À la différence des nôtres, le réceptacle central possède trois tentacules principaux grâce auxquels il peut exprimer des informations particulièrement complexes sans avoir à communiquer par télépathie comme je le fais actuellement. »

Tandis qu’elle parlait, le tentacule principal sur la tête de Céline émit un léger faisceau de lumière rouge.  

– « Oh! Cela peut également briller ? »  

– « Oui », répondit la sorcière. « Avant d’apprendre à communiquer par la pensée, nous utilisions souvent cette méthode pour exprimer nos sentiments et nos émotions. Mais à présent, il est très rare que nous y ayons recours. »  Elle se dirigea vers le centre de la pièce et désigna les trois principaux tentacules qui pendaient de la tête du réceptacle central et étaient cloués au sol : « Comme il n’en a pas conscience, il lui est impossible d’exprimer ses sentiments. Il utilise la lumière rouge pour répondre par l’affirmative. Sinon, cela veut dire non. »  

« Cependant, lorsque nous avons déchiffré les documents de la civilisation souterraine, nous nous sommes aperçues que de simples oui et non ne nous suffisaient pas pour trouver rapidement les réponses correctes. Prenons par exemple le sens de la phrase : ” je suis une sorcière de Taquila. » Si nous le traduisions par  “je suis une sorcière” ou “je suis Taquila”, il répondrait non. Avec cette méthode, il nous faudrait beaucoup plus de temps pour avoir la confirmation de chaque phrase, aussi simple soit-elle. »

Roland comprit immédiatement ce qu’elle voulait dire :

– « Vous avez donc décidé de compter le nombre de tentacules qui émettaient de la lumière pour savoir si vous étiez proches de la réponse. »

– « Quelle intelligence! » S’exclama Céline. « C’est exact, en effet. Lorsque nous lui lisions une phrase, plus celle-ci se rapprochait du sens exact, plus il allumait de lueurs rouges. Lorsque ses trois tentacules se mettaient à briller, cela signifiait soit que notre proposition était cent pour cent exacte, soit qu’il était entièrement d’accord avec nous. »

Une nouvelle fois touché par ces sorcières, Roland se dit :

« C’est donc ainsi que cette créature composée des âmes fusionnées de plusieurs sorcières, dont celle d’Eleanor, a manifesté son approbation au fait de les confiner sous terre ? Même si nous ne saurons jamais si ces âmes ont pris cette décision par sécurité ou par ressenti personnel, c’est vraiment bouleversant. »  

Il prit une profonde inspiration et demanda :

– « Puis-je lui poser quelques questions ? »

– « Bien sûr », répondit Céline en s’écartant. « Posez-les-lui directement. »

Roland s’approcha du réceptacle central :

– « Supposons que je porte deux paniers, chacun contenant deux pommes. Si je vide ces paniers, y aura-t-il bien quatre pommes sur le sol ? » Demanda-t-il doucement.

Les trois tentacules s’illuminèrent simultanément.

Céline ne put cacher sa surprise :

– « Euh … C’est là tout ce que vous vouliez lui demander ? »

Wendy, qui se sentait un peu gênée, demanda :

– « Votre Majesté, que voulez-vous faire exactement ? »

– « Ce n’est qu’un test », répondit le Roi qui, gardant son calme, passa à la seconde question : « À présent, supposons que j’ai devant moi 12 345 paniers contenant chacun 54 321 pommes. Si je vide tous les paniers, combien y’aura-t-il de pommes sur le sol ? »

Il prit un morceau de papier et lut la réponse qu’il avait préparée à l’avance, à savoir un nombre à neuf chiffres : « Je suppose que le résultat est celui-ci », dit-il. « Ais-je raison ? »

Le calcul requis pour obtenir ce nombre étant particulièrement complexe pour l’époque, il était persuadé que sans avoir reçu l’enseignement mathématique donné à la Cité Sans Hiver, jamais quelqu’un ne serait en mesure de donner rapidement le bon résultat. Il suffisait d’observer le silence des principales sorcières de Taquila.  

Cependant, il avait à peine suggéré la réponse qu’aussitôt, les trois tentacules se mirent à briller, tout comme lors de la première question.