– « Par les Trois Dieux! L’Aigle à Quatre Ailes! »
– « Comment cette bête ose-t-elle pénétrer dans le Sanctuaire Ardent! »
– « Au secours! Aidez-moi! »
– « Gardes! Mais où sont les gardes ? »
De partout dans la foule s’élevaient des cris de panique et d’incrédulité. Certains parmi le Peuple des Sables grimpèrent sur la plateforme pour tenter de sauver Loélia tandis que les autres fuyaient.
C’était un véritable chaos.
À travers la fumée, Cendres vit qu’il s’agissait d’une bête démoniaque géante, une sorte d’hybride mi-aigle, mi-coléoptère dont le dos, le bas de l’abdomen et la tête étaient recouverts d’une carapace rayée. Il avait six pattes griffues dont chaque segment était nettement visible et de ses serres avant, les plus puissantes, il maintenait fermement Loélia sur le sol. On aurait dit des pinces de fer. Mais sa caractéristique la plus frappante restait ses quatre paires d’ailes, qui, au lieu d’être fines comme des ailes de cigale étaient aussi épaisses que celles d’un oiseau.
Jamais la nature n’aurait pu créer un monstre aussi laid.
Tout en maintenant la Princesse, la bête démoniaque s’efforçait de lui picorer le cou. Totalement immobilisée, la femme-loup, considérablement limitée dans ses mouvements, ne pouvait que bouger la tête de droite à gauche pour tenter d’échapper à cette agression. Cependant, ses joues étaient déjà toutes égratignées et sa fourrure tachée de sang. En de telles circonstances, elle ne tiendrait pas longtemps face à cette créature.
Cendres ne pouvait pas la laisser tuer.
Si elle avait accepté d’assister Hache-De-Fer dans cette Opération Désert et de participer au Duel Sacré pour décider de la victoire, c’était pour Tilly. Comme elle bénéficiait de l’aide des herbes de Chloris et des soins de Naela, l’Extraordinaire avait très à cœur de ne pas abandonner Loélia. Elle aussi était une sorcière et elle n’avait rien à voir avec la cruauté des Purifiées, aussi Cendres ne pouvait-elle pas rester là sans rien faire et la regarder mourir sous les griffes de cette bête démoniaque.
– « Écho! » Cria-t-elle en plongeant sur l’hybride, s’accrochant à son bec pour l’empêcher de piquer le cou de la Princesse.
L’extrémité acérée de celui-ci lui égratigna le bras et des gouttes de sang tombèrent sur le visage de la femme-loup, mais elle ne bougea pas, se contentant de lui lancer un regard où se lisait, dans sa sombre pupille encore valide, des émotions complexes.
C’est alors que la voix d’Écho entonnant une berceuse s’éleva et peu à peu, la musique eut raison de la panique générale et apaisa la foule qui tentait de s’enfuir. Le brouhaha calmé, on entendit alors des tirs répétés en provenance du lieu où se trouvait Andrea.
Contrairement à la Première Armée, qui aurait pu accidentellement blesser la sorcière, ses aptitudes au tir étaient telles que la jeune femme était en mesure de profiter du moindre espace libre pour atteindre sa cible avec précision.
Cendres vit les griffes de Loélia trembler violemment tandis qu’une rafale de balles frappait la jointure des pattes de l’Aigle à Quatre Ailes et les lui brisait.
Libérée de l’entrave, la Princesse fit une roulade, se releva, donna un coup de pied dans le ventre de la bête et l’expédia hors de l’arène. Battant des ailes, celle-ci s’éleva dans les airs. Alors, pour la première fois, les soldats de la Première Armée se mirent à tirer. Hélas, il n’était pas facile d’atteindre une cible volante qui tournait en rond, montait et descendait et avait davantage le vol erratique d’un insecte que celui d’un oiseau.
Cendres ôta sa robe noire et en recouvrit le corps de l’énorme loup qui rapetissait :
– « Ça va ? » Demanda-t-elle.
– « Pour le moment, oui » répondit Loélia, qui reprenait forme humaine. « Je ne suis pas encore à l’article de la mort. Elle cracha un peu de sang et tenta plusieurs fois de se relever, mais en vain.
– « Ne bougez pas, sans quoi vos blessures vont s’aggraver », conseilla Cendres.
Elle l’examina et vit qu’un côté de sa cage thoracique était enfoncé. En tâtonnant, elle pouvait sentir les saillies provoquées par le soulèvement des os : de toute évidence, la Princesse avait eu plusieurs côtes brisées sous l’effet du choc précédent. Heureusement que, sous sa forme de loup, elle pouvait supporter de lourds impacts car si elle avait conservé son apparence humaine, cette offensive lui aurait sans doute coûté la vie.
Armés de leurs arcs, les guerriers du clan du Feu Ravageur se rassemblèrent autour de l’arène et visèrent le ciel en direction de la bête démoniaque. Cependant, si, à cette distance, les armes à feu s’avéraient inefficaces, les flèches l’étaient encore moins.
– « Attention! Il revient! » Cria Echo.
– « Filons d’ici! »
Cendres prit Loélia dans ses bras et roula pour éviter l’assaut de la créature. Plusieurs guerriers furent éjectés au loin, la poitrine défoncée, n’ayant que très peu de chance de s’en sortir vivants.
De toute évidence, cet Aigle à Quatre Ailes était particulièrement intelligent car il avait compris que la seule menace pour lui était le fusil qu’Andrea tenait dans ses mains. Lorsqu’il attaquait Loélia, il prenait soin d’opposer à la sorcière blonde la carapace de son abdomen et suivait une trajectoire en zig zag. Profitant du temps de rechargement d’Andrea, il capturait des gens et les envoyait en direction de Colibri et d’Écho en vue de perturber la manœuvre et de modifier la direction de l’attaque.
À plusieurs reprises, Andrea évita de peu le danger car en plus de surveiller les mouvements de la bête démoniaque, elle devait s’occuper de ses deux partenaires. Si elle n’avait pas maîtrisé ses nouvelles compétences évolutives qui lui permettaient de libérer un flux d’air puissant à courte distance, elle aurait depuis longtemps été éjectée par la créature.
Cendres ne put s’empêcher de froncer les sourcils : de toute évidence, cet Aigle à Quatre Ailes visait les sorcières.
S’il avait simplement cherché à se nourrir, il lui aurait suffi d’enlever une ou deux personnes sur cette plateforme bondée de monde. Cependant, il plongeait à plusieurs reprises sur Loélia ou regardait fixement Andrea et les autres sorcières. Manifestement, cet assaillant, très différent de la brute assoiffée de sang dont parlaient les rumeurs, ne s’intéressait absolument pas aux personnes ordinaires.
Étant donné que les cinquante soldats de la Première Armée qui étaient entrés sur la Terre de Feu ne suffisaient pas face à cette cible mobile qui se déplaçait dans les airs, Cendres eut une idée : il fallait absolument réussir à l’emmener au-dessus du gros des troupes afin qu’elle soit abattue par des tirs intensifs.
Mais …comment faire ?
Soudain, Loélia lui prit la main :
– « Lancez-moi en l’air », dit-elle, haletante.
– « Pardon ? »
La Princesse se racla la gorge :
– « Lorsqu’il viendra vers nous… lancez-moi! » Répéta-t-elle. « C’est ma…ma seule chance de l’attraper. Mais je ne réussirai pas seule, j’ai besoin de votre aide! »
– « Si jamais vous échouez, vous pourriez mourir », répondit Cendres.
– « Le champ de bataille est le second foyer d’un guerrier », répondit Loélia, les oreilles tombantes. « Au moins aurais-je résisté jusqu’au bout. Vous êtes la combattante la plus puissante que je n’aie jamais rencontrée. Merci de m’avoir donné la chance de vivre un tel combat. C’était formidable. »
Voyant l’air résolu de la sorcière, Cendres demeura un moment silencieuse avant de répondre :
– « Je vois. Mais vous faites erreur, car nous aurons encore l’occasion de combattre. »
– « Quand bien même je survivrai, je ne serai plus jamais une personne normale », répondit la femme-loup pour qui la mort valait peut-être mieux que de rester à jamais invalide. « Inutile de chercher à me réconforter », ajouta-t-elle avec un petit rire d’autodérision.
– « Il y a, à la Cité Sans Hiver du Royaume de Graycastle, une sorcière appelée Naela qui a le pouvoir de guérir n’importe qui, que la personne n’ait plus qu’un souffle de vie ou tous les membres sont brisés », répondit doucement Cendres.
À ces mots, les oreilles de loup se dressèrent :
– « Est-ce bien vrai ? »
– « Bien sûr! J’ai vécu pas moins d’une centaine de batailles comme celle-ci, et contre des ennemis bien plus puissants! Si vous voulez perfectionner vos compétences, il faut saisir la moindre opportunité. Aussi, si vous survivez… »
Cendres s’arrêta net en apercevant une toute nouvelle lueur dans l’œil encore valide de Loélia.
– « Je vivrai, soyez en sûre! »
– « Dans ce cas, allons y. »
Sans hésiter, elle attrapa d’une main la cheville de la Princesse et, profitant de ce que l’Aigle à Quatre Ailes piquait vers le centre de l’arène, elle fit deux tours sur elle-même et la lança en l’air.
Telle une flèche, dans sa robe noire, Loélia vola droit vers le monstre.