En approchant de la salle d’entraînement, Ghazi Cœur de Feu entendit un bruit sourd venir de l’intérieur. On aurait dit qu’un instrument lourd et contondant frappait à plusieurs reprises contre un sac de sable.
– « Chef! » S’écria le garde qui se tenait à la porte.
Puis, baissant la tête, il s’inclina.
Ghazi se dirigea vers la porte entrouverte :
– « Serait-ce Loélia que j’entends s’entraîner ? »
– « Oui, elle est arrivée très tôt ce matin et a demandé qu’on ne la dérange pas. »
– « Je vais jeter un œil »
– « Mais chef… »
– « Quoi donc ? » Demanda-t-il en regardant le garde.
– « Rien », répondit-il avec un léger frisson. « Vous pouvez entrer. »
Loin d’être fâché de l’obstruction du garde, Ghazi parut intéressé :
– « On dirait que ma fille a acquis une certaine dignité », dit-il.
Le clan du Feu Ravageur aurait donc un nouveau successeur lorsqu’il ne serait plus en mesure de monter sur l’estrade brûlante.
Il ouvrit la porte donnant sur une salle d’entraînement constituée de milliers de pièces de cuir, de cordes de chanvre et de poteaux de bois.
À Ironsand City, seul le chef, propriétaire du plus grand Château de Pierre des environs, pouvait se permettre de faire construire un terrain d’entraînement couvert.
Sur le sol, il n’y avait ni terre, ni pierre mais un fin sable jaune qui donnait l’impression que l’on marchait dans le désert. En dépit de sa finesse, ce sable était loin d’être doux car il contenait de nombreux débris tels des dents brisées ou encore des fragments d’armes laissés par les entraîneurs. Une partie de ce terrain était devenue rouge en raison de l’importante quantité de sang qui s’y était infiltrée.
Le grand-père de Ghazi avait même dit un jour que lorsque tout le sable jaune serait teint en rouge, le clan du Feu Ravageur serait élevé au rang du clan le plus puissant et n’aurait pas son pareil dans toute la Région de l’Extrême Sud. Si un jour le clan devait être vaincu et qu’il faille évacuer le Château de Pierre, il prévoyait d’emporter cette tente de cuir ainsi que tout le sable jaune. De cette façon, même s’ils ne pouvaient pas reconstruire une telle salle d’entraînement, au moins n’auraient-ils pas à reteindre le sable lorsqu’ils reprendraient la première position.
À une extrémité se dressait une série de barres de métal. C’est là qu’il aperçut sa fille, pieds nus, le pantalon et les manches retroussés, en train de frapper des sacs de sable suspendus.
Ghazi se dit que si elle frappait ainsi un être humain, elle lui déchirerait les organes.
– « Hmm », dit-il en souriant, « est-ce la performance du clan Osha qui vous motive ainsi ? »
Loélia exécuta un coup de pied retourné sur un sac de sable rebondi. Rapides comme l’éclair, ses jambes fines envoyèrent voler le sac qui était aussi haut qu’un être humain. Sous la puissance du coup, la corde de chanvre à laquelle il était suspendu se rompit : le sac tournoya dans les aires, retomba lourdement sur le sol et tout le sable qu’il contenait se dispersa.
Elle poussa un profond soupir et ses mains, qui avaient pris une apparence animale, redevinrent normale :
– « Inutile de le crier à tout le monde, Papa. Vous savez très bien ce que je pense. »
Ghazi éclata de rire :
– « Vous êtes en admiration devant cette Dame Divine appelée Cendres, n’est-ce pas ? Il est vrai qu’il est très difficile de trouver dans cette ville un adversaire à votre niveau dans un combat un contre un. »
– « Malheureusement », répondit Loélia en plissant les lèvres, « ils viennent à peine de gagner le droit d’entrer à Ironsand City aussi est-il très peu probable qu’une autre compétition ait lieu avant un certain temps et même si nous leur envoyons une invitation en vue d’un défi, ils la refuseront certainement.
– « C’est normal, car ils vont avoir beaucoup de détails à régler pour pouvoir s’implanter dans cette ville. Il y aura peut-être un nouveau challenger au printemps prochain mais dans l’immédiat, personne ne souhaiterait disperser son énergie. »
– « C’est pourquoi je dois me contenter de sacs de sable pour m’entraîner », soupira Loélia. « Est-ce pour me dire cela que vous êtes venu me voir ? »
– « Vous préférez rester avec ces sacs de sable plutôt que de discuter avec votre père ? »
– « Euh …non, pardon », répondit-elle en secouant ses oreilles avant de les rabattre, dans un geste d’excuse.
Maîtrisant l’envie de caresser les oreilles douces et soyeuses de sa fille, Ghazi lui rappela d’un air grave :
– « Surveillez-vous un peu! »
Toute mignonne qu’elle soit, la jeune fille se devait de garder en permanence son sérieux si, en tant que chef de clan, elle voulait être respectée et obéie par ses subordonnés.
Aussitôt, Loélia redressa ses oreilles et prit un air sérieux.
Ghazi hocha la tête. Depuis que sa fille était devenue une Dame Divine, son goût du combat se développait à mesure que sa force et sa capacité augmentait, ce à quoi les Mojins ne voyaient aucun inconvénient. Cependant, l’âge avançant, les capacités dont lui avaient fait don les Trois Dieux commençaient à avoir des effets secondaires. Au départ, lorsqu’elle n’utilisait pas ses capacités, ce qui avait pour effet de lui donner l’apparence d’un grand loup du désert, Loélia avait tout d’une personne ordinaire. Après de nombreux combats, elle avait appris à maîtriser sa technique afin de ne plus transformer qu’un seul membre, ce qui lui offrait un moyen sûr de contrôler les effets de la Pierre du Châtiment Divin. Sa portée n’étant que de deux à trois pas, en se tenant à distance de la pierre, elle pouvait donner à son bras une forme animale qui lui conférait une puissance à laquelle aucune personne normale n’aurait pu résister.
Aussi était-elle devenue imbattable en duel, redonnant force et jeunesse comme jamais au contingent guerrier du clan qui avait subi de lourdes pertes en luttant pour conserver la première position. Depuis cinq ans, plus personne n’avait osé contester la position du clan du Feu Ravageur. Mais après bon nombre d’années d’entraînement et de combats, certaines parties du corps de Loélia, telles ses oreilles pointues et sa queue à demi visible, gardaient en permanence leur forme de loup, quand bien même elle cessait d’utiliser ses capacités.
Mi- humaine, mi- louve, la jeune femme était désormais un monstre.
Inutile de dire que jamais elle ne pourrait mener la vie normale d’une Dame Divine : elle n’aimait pas les faibles, quant aux beaux guerriers, étant donné son apparence, comment pourraient-ils être attirés par elle ?
Son cher père était sans doute le seul à l’accepter telle qu’elle était, aussi avait-elle mis tout son cœur à devenir le chef du clan du Feu Ravageur : ce n’était qu’en suscitant l’admiration qu’elle pourrait faire taire les questions que l’on se posait à son sujet.
– « Qu’avez-vous pensé du Duel Sacré ? »
– « Quoiqu’exaltant en apparence, ce n’était, en réalité qu’un tour de Sandra Lune D’Argent, le chef du clan Osha. La seule qui m’a impressionnée, c’est Cendres », répondit Loélia en remuant la queue.
– « Mais je dois reconnaître que sa tactique était vraiment brillante. Grâce à sa capacité, elle a réussi à emmener le public dans le duel et à diriger le combat sans toutefois contrevenir au règlement », fit remarquer Ghazi en caressant sa barbe. « Le duel s’est achevé sans déplorer une seule perte. Je n’ai jamais vu cela depuis des années. À mon avis, le clan des Briseurs d’Os saura s’en souvenir et ne prendra pas en haine le clan Osha. »
– « Peut-être », rétorqua Loélia, « mais cela ne marchera pas une seconde fois. Je suis prête à parier que lors des prochains duels, le public se munira de Pierres du Châtiment Divin. Si les méthodes d’Osha ont su leur gagner le respect de leurs adversaires, elles risquent de se retourner contre eux. Le respect ne remplit pas le ventre. Qui sait si, après une période de récupération, le clan de Briseurs d’Os ne sera pas leur premier challenger. »
Ghazi tapota les épaules de sa fille, satisfait : le fait qu’elle ait su remarquer ces choses et placer l’intérêt du clan au premier rang de ses considérations montrait qu’elle possédait les qualités requises pour être chef. Malgré son amour pour les combats équilibrés et divertissants, jamais elle ne les provoquerait délibérément en ignorant les conséquences possibles pour le clan.
C’est alors que le garde qui veillait à la porte entra précipitamment :
– « Chef », dit-il après avoir salué, « je viens d’apprendre que le clan Osha sollicitait un autre Duel Sacré! »
Ghazi tomba des nues et son visage changea de couleur :
« Comment ?!! S’exclama-t-il. « Et contre qui ? »
Cela ne faisait qu’une journée qu’ils étaient entrés à Ironsand City!
– « Le quatrième clan, celui de la Tempête de Sable. »
– « N’ont-ils pas quitté la petite oasis pour entrer à Ironsand City ? »
– « Non. J’ai même entendu dire qu’ils avaient refusé que le clan des Briseurs d’Os déménage. »
– « C’est de la folie! À quoi pensent ces gens ? Leur intention n’était-elle pas de s’installer à Ironsand City ? »
– « On dirait bien que nous nous sommes trompés », dit Loélia qui était restée un moment silencieuse. Elle eut un petit rire : « Un duel avec Cendres n’est peut-être pas aussi improbable que je l’avais imaginé. Qu’en pensez-vous, papa ? »