Lorsque Wendy arriva à l’hôpital, une boîte de repas à la main, elle aperçut Tanguy Pine, le père de Naela, qui discutait avec un homme et une femme. Ils s’inclinèrent et allaient se mettre à genoux lorsque le Vicomte les arrêta. Après un long moment, le saluèrent et s’en allèrent, visiblement à contrecœur.
Le couple parti, Wendy s’approcha de lui et demanda :
– « Qui sont ces personnes ? »
Tanguy haussa les épaules :
– « Qui pensez-vous qu’ils soient ? Ce sont les parents de la nouvelle sorcière qui, craignant de la laisser seule à l’hôpital, sont venus demander s’ils pouvaient la ramener à la maison. Lorsque je leur ai expliqué que c’était le roi qui voulaient qu’elle reste ici, ils ont immédiatement changé d’attitude et exprimé leur gratitude envers Sa Majesté. »
Wendy perçut un soupçon de déception mêlé de fierté dans ses dernières paroles.
Elle ne put s’empêcher de rire :
– « Parce que vous croyez que tous les parents sont comme vous, capables de faire irruption au château pour récupérer leur fille ? »
S’il était déçu, la sorcière savait pertinemment que c’était en raison du fait que, dans son esprit, jamais des parents ne devraient laisser leurs enfants à quiconque, fusse à un Roi. Lors de l’éveil de Naela, il s’était rendu droit au château de Roland, sans même une lettre de recommandation. Fort heureusement, ce Prince, bon et miséricordieux, n’avait jamais eu l’intention de faire du mal à sa fille, aussi l’histoire s’était-elle terminée de manière émouvante. S’il s’était agi du Duc Ryan ou de tout autre grand noble de la région, il ne s’en serait pas tiré aussi facilement.
Certes, cette anecdote s’était produite avant l’arrivée de Wendy, cependant, Rossignol la lui ayant relatée à plusieurs reprises, elle comprenait parfaitement d’où lui venait sa fierté.
– « Au moins sont-ils de bien meilleurs parents que ceux d’Assia », soupira la sorcière.
Ces derniers, en effet, en apprenant que leur fille s’était éveillée, l’avaient aussitôt envoyée au château, telle une esclave, la vendant pour un Royal d’or en lui recommandant bien de satisfaire à toutes les demandes.
Du reste, déçue par sa famille, Assia ne rentrait plus très souvent chez ses parents. Elle s’était habituée à vivre en compagnie des sœurs de l’Association.
Si, en tant que sorcière, elle pouvait se considérer comme chanceuse, elle n’en demeurait pas moins une jeune fille abandonnée par ses parents.
Tanguy hocha la tête : il était tout à fait d’accord avec Wendy.
– « En effet », dit-il. « La mère travaille dans le secteur des fours et le père est homme à tout faire dans l’équipe de construction. Ils n’ont appris ce qui était arrivé à leur fille qu’en quittant leur travail et se sont précipités ici sans même dîner. J’ai bien vu à leur visage qu’ils se souciaient beaucoup d’elle. »
Wendy sourit :
– « Eh bien je crois que j’ai bien fait d’apporter ce panier repas. Auriez-vous la bonté de me conduire à Solène ? »
– « Bien sûr! Si vous voulez bien me suivre », répondit le Vicomte en tripotant sa barbe.
Depuis son extension et son aménagement, cet hôpital disposait désormais d’un service d’hospitalisation. Cependant, seuls quelques patients y séjournaient dans la mesure où Naela et Lily guérissaient en très peu de temps la plupart des habitants de la Cité Sans Hiver. Il leur suffisait alors de demeurer un moment dans la grande salle avant de pouvoir rentrer chez eux.
Si Roland avait demandé à ce que Solène reste à l’hôpital, c’était essentiellement pour prévenir les incidents. En effet, il n’était pas totalement certain que tous les migrants, qui arrivaient de diverses régions du royaume, soient prêts à accepter les sorcières, l’influence de l’Église n’étant pas totalement éradiquée. C’était une façon pour lui de s’assurer qu’elle ne soit pas chassée de chez elle ou blessée par sa famille…
Tangui poussa doucement la porte de la salle de convalescence et fit signe à Naela :
– « Il est temps de dîner », dit-il. « Tu pourras discuter plus tard avec ton amie. »
– « Elle ne dîne pas avec nous ? » Demanda la jeune fille, surprise. Puis, apercevant Wendy : « Sœur Wendy! Vous êtes venue! »
Wendy sourit et tapota le panier repas :
– « Je lui ai apporté à manger. »
– « Je vois », dit la jeune sorcière. « Je vous laisse bavarder. Je reviendrai plus tard. »
Puis, saluant Solène, elle quitta la salle accompagnée de son père.
Wendy s’approcha du lit et déposa le repas sur la table de chevet.
En se retournant, elle croisa le regard de la jeune fille qui la regardait d’un air curieux :
– « Quel effet cela vous fait-il d’être désormais une sorcière ? » Demanda-t-elle.
Elle regarda le visage enfantin. L’adolescente avait les cheveux courts et rose pâle, couleur rarement vue à Graycastle et qui lui rappelaient un bouton de rose. À tous les coups, elle allait encore embellir maintenant qu’elle était éveillée et Wendy imaginait déjà à quel point elle serait magnifique une fois entrée dans l’âge adulte.
– « J’ai senti quelque chose entrer dans mon corps » répondit Solène. « …Mlle Naela m’a expliqué qu’il s’agissait du pouvoir magique. » Elle fit la moue et poursuivit : « Etes-vous une sorcière vous-aussi ? A-t-on toujours aussi mal lorsqu’on le devient ? »
Même si sa seconde question était quelque peu ambigüe, Wendy savait exactement de quoi elle voulait parler.
– « Oui », répondit-elle. « Je suis une sorcière. Mais appelez-moi Wendy. En ce qui concerne votre seconde question, pas vraiment… mais ce n’est plus très important. Lorsque vous apprendrez à faire usage de votre pouvoir magique, il finira par faire partie de vous, au même titre que vos bras ou vos jambes. » Sur ce, elle ouvrit la boîte de métal et déposa la nourriture fumante sur la table de nuit.
Solène déglutit deux fois pour ne pas saliver devant elle, cependant, son estomac grondait.
Embarrassée, elle se mit à rougir.
– « Avez-vous faim ? » Demanda Wendy en souriant.
Elle s’empressa de déposer une assiette de soupe de champignons Bec d’Oiseau devant la jeune fille. L’huile, à la surface, brillait à la lueur du feu, des oignons verts flottaient dans le liquide jaune pâle et l’odeur de viande qui émanait du bol rendait cette soupe bien plus appétissante qu’un simple bouillon de légumes.
Wendy, en effet, avait appris, à utiliser des aliments de qualité pour rassurer les gens, comme Roland le faisait en organisant un banquet pour célébrer l’arrivée de nouvelles sorcières.
Solène hocha vigoureusement la tête.
– « Buvez d’abord la soupe pour réchauffer votre estomac », conseilla doucement Wendy. « Ensuite vous pourrez manger le reste. »
À la voir engloutir ainsi son dîner, Wendy ressentit la faim à son tour.
– « Où est votre amie ? » Demanda-t-elle. « Est-elle rentrée chez elle ? »
– « Je ne sais pas… probablement que oui », répondit Solène.
Wendy parut surprise :
– « Elle n’est pas venue vous rendre visite ? »
Solène secoua la tête :
– « Non… Je pense qu’elle ne me fait pas tout à fait confiance, car tout comme les étudiants qui cherchaient à l’intimider, je viens moi aussi du Sud. »
– « Vraiment ? » S’exclama Wendy, surprise.
La petite fille fourra un morceau de champignon dans sa bouche :
– « Oui, de Fleur d’Érable, une petite ville située non loin de la Cité de l’Aigle… mais désormais, elle est inhabitable. »
– « Je pensais que vous étiez, tout comme elle, originaire de la Région de l’Est, et que c’était pour ça que vous l’aviez secourue! » S’exclama Wendy.
« Faut-il nécessairement que nous soyons de la même région pour que je lui vienne en aide ? » Demanda Solène d’un ton sérieux. « De toute évidence, ces gars cherchaient seulement à l’intimider, les différends au sein de la noblesse n’ayant rien à voir avec elle. D’où que nous venions, le mal reste le mal. Si je ne m’étais pas dressée pour les arrêter, personne n’aurait rien fait pour remédier à cette erreur de jugement. »
Sur ce, elle se tut un long moment, perdue dans ses pensées.
« Votre Majesté, vous vous êtes inquiété pour rien. Cette fille n’a pas besoin de moi pour la réconforter », pensa Wendy. « Rien qu’à voir ses yeux, il est clair qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. »