– « Quelque chose ne va pas ? » Demanda Roland surpris.

Après une courte hésitation, Phyllis répondit :

– « Voilà le problème… Nous avons entendu dire que l’an passé, un seul éveil avait eu lieu à la Cité Sans Hiver. Est-ce vrai ? »

Roland sortit de son tiroir une liste établie par Wendy à son intention, dans le cas où il oublierait les dates importantes des jours d’éveil et de passage à l’âge adulte de chaque sorcière.

L’ayant parcourue, il acquiesça :

– « C’est exact. Au cours des Mois des Démons, l’an passé, deux sorcières ont rejoint l’association. Page-Blanche, dont l’éveil a eu lieu il y a trois ans et Assia, qui s’est éveillée la même année, le jour de sa majorité. »

Phyllis fronça les sourcils :

– « Ce n’est pas normal, Votre Majesté. Combien d’âmes comptait la Cité Sans Hiver l’an passé ? Vint mille ? Trente mille ? »

Roland, qui ne pouvait s’empêcher de sentir monter sa fierté lorsque l’on abordait le sujet de la croissance démographique, répondit :

– « Cinquante mille à mon avis, car cette année, la population de la ville dépasse les cent mille habitants. »

– « Une ville de plus de cent mille âmes ? Cela correspond à peu près à la population d’Arrieta à ses débuts. À l’époque où nous avons fui les Plaines Fertiles, Taquila ne comptait que deux cent cinquante mille habitants. Mais savez-vous combien d’éveils avaient lieu chaque année dans ces deux cités ? » Demanda Phyllis d’un ton grave. « Même au plus bas de la marée de pouvoir magique, Arrieta comptait au moins vingt éveils par an et Taquila trois fois plus. »  

– « Au plus bas de la marée magique ? »

– « Oui », répondit Ayesha qui expliqua : « Tout comme les marées, le pouvoir magique dans ce monde connaît des hauts et des bas. Deux ans après l’arrivée de la Lune Sanglante, la vague magique est à son apogée et les éveils ont lieu chaque jour, après quoi il décroît progressivement. Dans la période qui sépare deux apparitions de la Lune Sanglante, le pouvoir magique est à marée basse et les sorcières ne s’éveillent que durant les Mois des Démons. »  

Ayesha, en effet, avait dit à Roland qu’il y avait davantage d’éveils durant les pics de pouvoir magique, cependant, il pensait que cette recrudescence de magie n’avait lieu chaque année que durant les Mois des Démons. Il n’avait jamais imaginé qu’il puisse y avoir des fluctuations cycliques de plusieurs centaines d’années.

Surpris, il répondit :

– « Mais la troisième Bataille de la Divine Volonté approche! »

– « C’est précisément ce qui nous inquiète », répondit Phyllis, visiblement contrariés. « L’émergence de la Bête Terrifiante des Enfers signifie que la Lune Rouge est sur le point d’apparaître. Durant cette période, le pouvoir magique devrait être plus fort que d’habitude, et à en croire les résultats des tests effectués par Céline, il le sera. Cela dit, il devrait tout de même y avoir de nombreux éveils actuellement. S’il n’y en a pas ici, il devrait au moins y en avoir dans les villes et les villages environnants. À l’ère de Taquila, il y avait encore plus de sorcières pour s’éveiller sur les terres en périphérie de la cité. D’après les expériences de l’Union, une ville ayant une population croissante devrait voir une augmentation significative du nombre d’éveils. Alors pourquoi n’est-ce pas le cas à la Cité Sans Hiver ? »  

– « Au départ », dit doucement Ayesha, « je pensais que c’était peut-être parce que la ville évitait délibérément de recruter des filles ou parce que les sorcières nouvellement éveillées avaient trop peur de l’Église pour s’exposer et rejoindre la Cité Sans Hiver, mais il semblerait que je me sois trompée.  Cependant, maintenant, il me semble que j’avais tort. J’en ai discuté avec Pasha et nous sommes arrivées à la conclusion qu’un facteur inconnu devait affecter l’éveil des sorcières. Un facteur dont l’influence va en s’amplifiant. »

Après avoir longuement réfléchi, Roland demanda :

– « Dans ce cas, seriez-vous en mesure de déterminer le facteur impliqué ? »

Agatha et Phyllis se regardèrent et secouèrent la tête.

Il écarta les mains :

– « Nous dirons donc que les divinités se reposent », dit-il en écartant les mains. « Quel que soit le nombre d’éveils annuel, il nous faudra bien chasser les Diables du Pays de l’Aurore. »

Cela dit, il devait admettre que s’il n’avait pas établi les fondements de l’industrialisation, et ce faisant, réduit considérablement le besoin qu’il aurait de l’Armée du Châtiment Divin ou encore de l’Élue, ç’aurait été une terrible nouvelle pour lui.

Surprise par la réaction de Roland, Phyllis resta longtemps sans voix :

– « Vous avez raison », dit-elle enfin. « Quoi qu’il advienne, il nous faudra triompher des Diables. »

– « En effet », répondit-il en souriant. « À propos, si je vous ai fait venir, c’est parce que je souhaitais vous poser une question au sujet de l’Union. Depuis quelque temps, je suis un peu inquiet à propos des incidents causés par l’éveil de sorcières. Comment gériez-vous ce genre de choses à Taquila ? »

– « Très simplement, Votre Majesté. À cette époque, tout le monde connaissait la” règle du demi-quart d’heure » », répondit Phyllis qui s’adressait désormais à Roland avec beaucoup de respect.  

– « Que voulez-vous dire par là ? »

– « Votre Majesté », expliqua-t-elle, « sachez que chaque éveil est précédé de signes. Étant donné que le pouvoir magique va mettre environ un quart d’heure pour fusionner avec le corps de la sorcière, période au cours de laquelle elle va d’abord ressentir une légère sensation de brûlure au niveau de l’estomac. Puis la douleur ira en s’accroissant et enfin, elle éprouvera pour la première fois la morsure. Généralement, plus une jeune fille est forte, mieux elle supportera la douleur, cependant, elle ressentira tout de même une piqûre au départ. »

Sur ce, elle marqua une courte pause et poursuivit. « La règle du demi-quart d’heure voulait qu’une sorcière sur le point de s’éveiller devait en avertir les personnes à proximités afin qu’elles puissent s’éloigner au plus vite. À défaut, si jamais elles venaient à être blessées, voire tuées, l’Union ne leur versait aucune indemnité. Nous ne payions que les dommages causés à un lieu. »

En entendant cela, Roland se dit :

« Certes, c’est une excellente solution, mais elle ne peut fonctionner que si tout le monde est bien informé au sujet des sorcières, en particulier les jeunes filles. À défaut de connaître suffisamment les signes de l’Éveil, elles risquent de les confondre avec un banal mal d’estomac et de négliger de prévenir leur entourage immédiat. »

– « Et s’il arrivait qu’une nouvelle sorcière nuise à d’autres sorcières ? »

– « Elle était tenue d’avertir, faute de quoi elle se serait vu infliger une amende ou une sanction physique à coup de bâton dont l’importance était relative aux dommages causés. Dans le cas contraire, l’Union en assumait l’entière responsabilité. Cependant, ce genre d’incident se produisait rarement dans la mesure où seules quelques-unes s’avéraient être des sorcières de combat qui, au moment de leur éveil, pourraient difficilement causer du tort à quiconque. »

« Si je comprends bien », pensa Roland, « à l’âge de Taquila, si jamais une personne ordinaire ne parvenait pas à fuir à temps le théâtre de l’éveil d’une sorcière, l’Union se contentait de lui dire qu’elle avait joué de malchance. Je peux le comprendre dans la mesure où, à l’époque, les sorcières étaient supérieures aux personnes ordinaires. Mais ce n’est plus le cas. »

Jamais il ne pourrait adopter pareille règle.

Cependant, elle présente un côté positif, celui de sensibiliser le public aux dangers pouvant découler de l’éveil d’une sorcière et de faire comprendre aux gens que, celles-ci étant des êtres humains, toute jeune fille était susceptible de s’éveiller un jour.

Cela lui rappela les feux de signalisation régulant le trafic routier dans le monde moderne : afin d’éviter les accidents, chaque conducteur était tenu de savoir que l’on pouvait avancer lorsque le feu était vert mais que l’on devait s’arrêter s’il était au rouge.  

Mais l’ère de Taquila étant révolue, Roland décida qu’il ne devait pas laisser les sorcières s’en tirer à bon compte si jamais elles causaient des dommages au moment de l’éveil.

« Il serait plus judicieux que je revoie ces règles », pensa-t-il, « si je veux pouvoir considérer les sorcières comme les égales des gens ordinaires. L’Hôtel de Ville pourra prendre en charge les dommages causés par une sorcière qui aura prévenu les gens de son éveil. Mais si elle ne le fait pas et cause d’importants dégâts, il faudra envisager de la traduire en justice pour négligence envers la sécurité d’autrui. À moins que je ne promulgue une loi visant à réguler le comportement des sorcières, ce qui pourrait apaiser les tensions entre elles et le commun du peuple. »