Lorsque l’onde lumineuse traversa son corps, Pasha sentit une étrange force de traction troubler le peu de pouvoir magique qui restait en elle. On aurait dit qu’elle voulait l’extirper.
Cette privation d’énergie magique ne dura que quelques secondes, puis le calme revint tandis que le silence se faisait dans la salle.
À travers les courts tentacules qu’elle avait sur le dos, Pasha vit que les bêtes démoniaques hybrides qui se trouvaient dans la zone touchée par l’onde lumineuse se raidir comme des statues de pierres et s’écrouler sur le sol sans un cri.
De toute évidence, c’était le massacre le plus efficace. Rien, pas même la terre, les rochers ou les murs de briques, n’aurait pu arrêter la colère du ciel. La sorcière n’avait pas besoin de voir l’étage supérieur du labyrinthe pour deviner à quoi il devait ressembler, sans doute couvert de cadavres d’hybrides démoniaques aussi nombreux que des essaims d’insectes. Le pouvoir magique, qui alimentait leur vie allait très vite se dissiper et privé de ce soutien, leurs corps de mutants perdraient aussitôt toute capacité de se mouvoir.
Bien sûr, il y aurait sans doute quelques survivantes parmi les bêtes démoniaques ordinaires qui avaient subi moins de mutations et ne possédaient qu’un maigre pouvoir magique mais ces monstres privés d’intelligence ne constitueraient plus une menace pour la relique.
Céline avait finalement réussi à réparer l’instrument en temps opportun.
À bout de souffle, Pasha retira le tentacule et regarda Althéa :
– « Allez vérifier l’étage supérieur », commanda-t-elle. Puis, se tournant vers Elena, elle demanda : « Vous tenez bon ? »
Couverte de sang noir et bleu, privée de la moitié d’un bras, les cheveux trempés de sueur, on aurait dit qu’Elena venait d’être tirée d’une rivière.
– « Je vais bien », répondit-elle. « Tout le monde est en vie. »
Pasha poussa un long soupir de soulagement.
Elle regarda autour d’elle et vit que les sorcières encore en mesure de bouger étaient toujours en position de défense, leur bouclier à la main. Quant à celles qui n’en pouvaient plus, elles étaient allongées sur le sol, espérant retrouver au plus vite leurs forces.
Elles venaient de subir une cruelle bataille et pourtant, loin d’être découragées, toutes lui sourirent et lui adressèrent un petit signe, visiblement assez détendues.
Apparemment, toutes partageaient la même pensée, certaines que chaque combat pouvait être le dernier mais pour rien au monde elles ne regretteraient, même si elles devaient tout donner pour Taquila.
Devant ce spectacle, Pasha faillit verser des larmes. Elle sentit comme une source chaude pénétrer dans son cœur.
À ses yeux, chaque sorcière était importante. Au cours des quatre cents dernières années, aucune nouvelle recrue ne les ayant rejointes, elles avaient développé un lien indissociable.
La meilleure nouvelle qu’elle puisse apprendre était que toutes étaient en vie.
– « Bon, je vais encore devoir changer de corps », soupira Elena. « J’ai mis un temps fou à trouver celui-ci et je doute de pouvoir en trouver un plus fort et plus beau. »
Ce n’était certainement pas le moment de discuter de ce genre de chose.
Partagée entre le rire et les larmes, Pasha tapota de ses tentacules la tête d’Elena et demanda :
– « Y’en a-t-il d’autres qui vont devoir changer de corps ? »
– « Cinq ou six, je pense », répondit la sorcière en comptant sur ses doigts. « Betty a été blessée au ventre durant la bataille et Isa brûlée par la lave en couvrant Althéa. De son corps, il ne reste plus que la tête. Quant aux autres, elles ont perdu un bras ou une jambe, tout comme moi. Nous les avons transférées pour préserver leur âme. »
– « Et vous, vous avez décidé de choisir un corps qui vous plaisait avant d’être transférée ? »
– « Bien sûr. Comme je ne ressens plus rien désormais, autant choisir un corps à mon goût », répondit Elena avec une moue. Elle rengaina l’épée géante tachée de sang sur son dos, fit quelques pas en titubant et s’écroula : « Fichtre! Maudit corps! »
Si les Guerrières du Châtiment Divin ne pouvaient ressentir ni douleur ni fatigue, elles savaient lorsque leur corps s’éteignait. Même animés spirituellement, il devenait extrêmement faible, comme s’il échappait à leur contrôle.
– « Laissez-moi vous y conduire », dit Pasha.
Saisissant Elena entre ses tentacules, elle se dirigea vers une pièce attenante à la salle. C’était là que se rassemblaient tous les Guerriers du Châtiments Divin privés de commandant, parmi lesquels les survivantes choisissaient leur enveloppe corporelle.
« J’ai vu de beaux guerriers parmi les nouveaux arrivants », dit-elle.
Elena la regarda avec un intérêt non dissimulé :
– « Wow! Vous aussi vous vous en souciez ? »
– « N’oubliez pas que je suis une sorcière moi aussi, tout comme vous », répondit Pasha en toussotant.
Lorsque toutes les blessées eurent été traitées, Althéa et Céline apportèrent une bonne et mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle était que les bêtes démoniaques qui avaient réussi à s’introduire dans le labyrinthe étaient pratiquement toutes mortes. Par ailleurs, à l’extérieur, toutes les espèces avaient pris la fuite, ce qui laissait présager qu’elles ne risquaient aucun assaut d’ampleur avant un moment. Par contre, deux des composants de l’Instrument de la Rétribution Divine étaient tombés en panne, sans doute en raison de la rapidité avec laquelle le nouveau noyau avait été construit. En conclusion, dans les semaines à venir, l’instrument ne serait pas en mesure de les protéger.
À ces mots, l’inquiétude gagna Pasha :
« S’il suffit de l’activer comme nous l’avons fait aujourd’hui pour endommager le noyau, comment l’instrument est-il censé supporter d’être activé par l’Élue ? Cela signifie-t-il qu’il ne peut être utilisé qu’une seule fois ? »
Plus la Clé était compliquée, plus la zone couverte par la colère du ciel était large. La surface effective générée par l’activation de Pacha ne pouvait couvrir que le labyrinthe, soit un rayon de plusieurs centaines de mètres. C’était beaucoup trop limité pour vaincre les Diables. Le temps qu’elle transfère le pouvoir magique dans l’instrument, ils seraient détruits par une lance. Si, par contre, celui-ci était activé par l’Élue, l’onde lumineuse pourrait atteindre une distance d’environ seize kilomètres, faisant de l’Instrument de la Rétribution Divine l’arme la plus puissante et la plus meurtrière pour combattre l’ennemi.
– « Nous ne possédons aucun matériau de qualité suffisante pour soutenir le pouvoir magique, aussi nous sommes contraintes d’utiliser des produits fragiles faits d’os. Il est donc tout à fait normal qu’ils ne répondent pas aux normes du noyau », dit sèchement Céline d’un air résigné. « N’oublions pas que cet instrument a été conçu par des Divinités. Si seulement la Société de Recherches existait encore! Nous pourrions utiliser autant d’or et d’argent que nous le souhaitons et n’aurions pas à le réparer à chaque fois que nous l’utilisons. »
– « Quoi qu’il en soit, cessez les tests pour cet hiver », se plaignit Althéa. « Je ne voudrais pas avoir à revivre ce drame chaque jour! »
– « Soit, mais une telle opportunité ne se représentera pas…. Quoi ? » Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge : « Attendez une minute! »
– « Que se passe-t-il ? » Demanda Pasha.
– « Regardez l’instrument fantôme! »
Sur ce, Céline utilisa son tentacule principal qu’elle fixa au plafond pour se déplacer et glissa jusqu’à un second noyau magique, plus petit celui-là. « L’éclat du noyau a changé. La pierre à cinq couleurs a été brisée! »
– « Comment ? » S’exclamèrent simultanément Pasha et Althéa, stupéfaites et prise d’un mauvais pressentiment.
Phyllis, en effet, ne devait briser la Pierre Magique que s’il y avait prise de contact avec le labyrinthe. Or il était très improbable qu’elle ait trouvé l’Élue en à peine un mois.
Il y avait donc deux possibilités : soit Phyllis avait des problèmes et n’avait pas eu d’autre solution que de demander de l’aide aux sorcières du labyrinthe, soit quelqu’un d’autre avait détruit l’anneau. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne présageait rien de bon.
– « Pouvez-vous la localiser ? » S’enquit doucement Althéa.
Céline inséra un tentacule dans le noyau :
– « Elle se trouve au sud-ouest…. Elle devrait être dans le Royaume de Graycastle, près de l’entrée des Plaines Fertiles. »
D’innombrables pensées se bousculaient dans l’esprit de Pasha : « À l’Ouest de Graycastle… il semblerait que Phyllis ait atteint la destination qu’elle s’était fixée. Pourquoi aurait-elle brisé la Pierre Magique ? Aurait-elle été accidentellement exposée ? À moins que les sorcières, là-bas, aient eu une attitude hostile envers elle ? À moins que… Non, c’est impossible. »
Pasha secoua la tête comme pour chasser cette idée. Phyllis était probablement en difficulté.
– « Qu’allez-vous faire ? » Demanda Althéa.
– « Allumer l’instrument fantôme dans un jour comme prévu. »
Elles avaient, en effet, besoin de ce délai pour préparer l’instrument.
Si jamais quelqu’un animé d’une intention malveillante avait brisé la Pierre Magique, elles allaient sans doute être exposées plus tôt que prévu aux gens ordinaires.
Quelle que soit la situation, Pasha n’abandonnerait pas Phyllis.
En tant qu’ultimes survivantes de Taquila, elles partageaient le même sort et le même destin.