Roland avait prévu que l’artillerie tire en continu.
Les cinq premières salves réduisirent donc en cendres les vingt bêtes situées au premier rang. Puis, durant le court blanc qui suivit, ils tirèrent rapidement des munitions à vide tandis que d’autres enflammaient la poudre noire, provoquant ainsi un puissant effet d’explosion.
Alors que les bombardements se poursuivaient, l’atmosphère engendrée par ce spectacle généra un regain d’enthousiasme. Les explosions créant un immense nuage de poussière, le paysage dans un rayon de mille cinq cents pieds avait pris un air apocalyptique. De temps à autres, une pierre ricochait et venait briser une cage mais lorsque la bête avait la chance de survivre, elle préférait s’enfuir plutôt que de se précipiter vers les remparts.
La peur, en effet, surpassait leurs instincts sanguinaires. Cependant, rares étaient celles qui, passant à travers les mailles du filet, parvenait à fuir ce lieu où régnait la mort.
Sous l’effet des puissantes ondes émanant du sous-sol, leurs entrailles se déchiraient, de mêmes que leurs tympans et leurs yeux. Aveugles et sourdes, la plupart des bêtes ne fuyaient pas loin : très vite, elles s’effondraient avant d’être anéanties par les explosifs.
– « Tout ceci n’est rien comparé à la guerre que nous avons menée contre l’Église », cria Andrea en se couvrant les oreilles, le visage plein de fierté. Aussitôt, toutes les sorcières de Wolfheart tournèrent vers elles leurs yeux écarquillés : « À l’époque », poursuivit la jeune femme, « nous n’avions que deux gros canons, ainsi qu’une centaine de fusils à silex et des petits canons de fer. Par ailleurs, nous n’avions pas affaire à des bêtes démoniaques enfermées dans des cages, mais à des guerriers, rapides et puissants. Au plus fort de la bataille, on pouvait voir des projectiles voler de partout et quiconque osait sortir la tête hors de sa cachette était immanquablement tué. C’était une véritable guerre! »
– « À ce point ? » Fit Amy, visiblement choquée.
– « Pas étonnant que l’Eglise ait perdu la bataille », soupira Héroïne. « Résister à cela dépasse de loin les compétences humaines. »
– « N’êtes-vous pas effrayée devant un tel spectacle ? » Demanda Épée Brisée qui était en admiration devant Andrea.
Cette dernière profita d’un intervalle entre les explosions pour lisser ses cheveux et répondit : – « À force d’en voir, vous finirez par vous y habituer. Personnellement, j’ai assisté à une guerre du début à la fin et même tué de mes mains deux Guerriers du Châtiment Divin! »
Elle avait totalement oublié qu’elle aussi avait été terriblement surprise et choquée par les scènes de bataille lorsqu’elle était montée pour la première fois sur les remparts. De toute évidence, elle considérait désormais la Cité Sans Hiver comme son second foyer et ressentait un incontrôlable sentiment de fierté lorsqu’elle évoquait son armement.
Tandis que la plupart des sorcières regardaient la démonstration comme un spectacle, Phyllis en observait attentivement chaque détail.
En voyant les bêtes démoniaques de la première rangée se faire bombarder, elle n’avait pas été particulièrement impressionnée car à cette distance, les lances des Diables Fous étaient tout aussi menaçantes pour les soldats debout sur les remparts. Confrontés à ces lances en os fusant de partout comme une puissante tempête, combien de temps les gens ordinaires seraient-ils en mesure de maintenir leur ligne de défense face à l’ennemi, malgré la puissance stupéfiante de leur fameux Canon de Forteresse ?
Cependant, son expression changea lorsque les tirs atteignirent la seconde rangée.
Était-ce calculé de la part de ce Roi d’organiser les bêtes de manière à pouvoir évaluer la portée du canon ? La dernière rangée de cages étant située à plus de trois mille pieds du mur, si le Canon de Forteresse s’avérait capable d’atteindre cette zone, sa portée de tir serait en mesure de rivaliser avec celle des Bêtes de Siège, mais avec un taux de létalité beaucoup plus élevé.
La Bête de Siège, en effet, avait toujours posé problème à l’Union, du fait que cette arme diabolique avait une portée de tir supérieure à celle de n’importe quel mangonneau ou baliste. De ce fait, les sorcières n’avaient pas d’autre solution que de laisser les Transcendantes diriger l’Armée Sacrée pour charger sur la position ennemie. De cette manière, quand bien même ils parviendraient à détruire les Bêtes de Siège, cela ne se ferait pas sans un grand nombre de victimes. Cependant, si elles avaient possédé une arme de frappe à longue portée comme celle-ci, elles auraient peut-être pu défendre la Ville Sainte de Taquila.
Phyllis se demandait si c’était là l’arme ultime de la Cité Sans Hiver et la raison pour laquelle Ayesha avait une telle confiance en Roland.
Elle posa donc la question à la Sorcière des Glaces qui répondit en secouant la tête :
– « Ce n’est que pour répondre aux besoins du public que le Roi a fait placer les cibles à une distance de trois mille pieds car s’il les avait éloignées davantage, les gens n’auraient pas pu voir correctement la démonstration. D’après Sa Majesté, le nouveau canon a une portée d’une dizaine de kilomètres, dix fois supérieure à celle de l’actuelle artillerie. » Ayesha tourna la tête et chuchota à l’oreille de Phyllis : « Autrement dit, il peut frapper un endroit situé hors de la vue de l’opérateur. »
Dix fois ? Phyllis en fut stupéfaite. Bien qu’elle n’ait guère compris ce que signifiaient les termes de “pieds” et de “kilomètres”, une distance dix fois supérieure à celle de la portée actuelle pourrait couvrir certains avant-postes des Diables. Etait-ce à dire que placés sur les murs de Taquila, les canons auraient pu frapper jusqu’au repaire ennemi ?
Mais par quel prodige ?
S’ils ne pouvaient voir le point de chute, comment pouvaient-ils être certains que l’arme avait bien touché l’ennemi ?
Ayesha à qui ses préoccupations n’avaient pas échappé, poursuivit ses explications :
– « Cependant, il n’est pas facile d’atteindre une cible aussi éloignée. Cela nécessite de nombreux calculs ainsi qu’une amélioration du dispositif de visée. J’ai entendu dire que les astrologues y travaillaient. Je crois savoir que Sa Majesté a l’intention de consigner toutes les portées de tir afin de pouvoir calculer le point de frappe en fonction des données en leur possession au moment du lancement. Cette méthode devrait leur permettre d’atteindre l’ennemi avec précision, et ce même s’il se trouve à des milliers de mètres. »
– « En êtes-vous certaine ? » Demanda Phyllis en serrant les dents. « Dans ce cas, pensez-vous qu’il suffirait de construire quelques canons supplémentaires pour que les Diables ne puissent pas s’approcher des remparts ? »
– « Tout à fait. Sa Majesté appelle cela « nettoyer le terrain », répondit Ayesha en haussant les épaules. « Cette expression, qui évoque certainement l’idée de “nettoyer quelque chose de sale sur le sol”, est un peu difficile à prononcer mais semble tout à fait appropriée. »
Phyllis hésita une seconde avant de chuchoter à l’oreille de sa voisine :
– « Euh… Seriez-vous en mesure de fabriquer des canons ? »
Ayesha la regarda et attendit que la nouvelle salve d’explosions soit terminée pour répondre :
– « Je vois où vous voulez en venir. Certes j’ai fourni certains des matériaux composant les obus, cependant, il faut bien plus de deux personnes pour les fabriquer. »
– « Même si ces personnes sont des sorcières ? »
« Ce sera Loin de suffire… Avez-vous seulement une idée du nombre de personnes qui travaillent à l’usine de produits chimiques de la Cité Sans Hiver ? Près de deux mille, et leur nombre ne cesse d’augmenter! » Soupira Ayesha. « Ces gens sont seulement chargés de produire des explosifs à base d’acides, de graisses et de gaz. La fabrication des canons, quant à elle, relève d’un procédé totalement différent. Plus de trois mille personnes travaillent à la mine, dans les fonderies et l’usine de transformation compte plus de mille cinq cents ouvriers, sans compter les techniciens affectés à l’entretien et à l’exploitation du produit fini.
Quand bien même nous serions encore à l’ère de Taquila, combien croyez-vous que nous aurions de personnes ordinaires en mesure de travailler pour nous ?
Phyllis se tut. Après la chute successive d’Arrieta et de la Cité des Météores, les êtres humains s’étaient retirés dans un coin des plaines et leur population n’avait cessé de diminuer. Au moment où Taquila est devenu le dernier refuge, le nombre de personnes sous le contrôle de l’Union n’excédait pas trente à quarante mille âmes. Cependant, ils soutenaient les sorcières de combat, assuraient la logistique, le maintien de la ville et bien d’autres choses. Jamais elles ne trouveraient suffisamment de personnes pour fabriquer les Canons de Forteresse. Si Ayesha n’avait pas menti, les sorcières de Taquila elles-mêmes n’y seraient jamais parvenues, alors à plus forte raison celles qui luttaient pour survivre dans le labyrinthe souterrain.
Soudain, les tirs s’arrêtèrent.
Les bêtes démoniaques des deux premières rangées, transformées en flaques de chair et de sang, ne faisaient plus qu’un avec la neige. Un silence surnaturel pesait sur le mur. Chacun fixait les dernières cages, semblant attendre quelque chose.
Phyllis lança à Ayesha un regard interrogateur.
– « La clé arrive », annonça celle-ci en souriant.
Elle n’avait pas terminé sa phrase qu’une lumière éblouissante jaillit du sol, telle un soleil brillant.