Après avoir finalisé leur plan de chasse des bêtes démoniaques, les sorcières retournèrent se reposer un moment dans leurs chambres en attendant le dîner. Ivy allait s’éloigner lorsque Roland la retint : il désirait lui parler seul à seule.  

– « J’ai quelque chose à vous dire et je dois le faire maintenant sans quoi vous risqueriez d’avoir un choc », dit-il de sa voix la plus douce. « Si mes souvenirs sont exacts, vous m’avez dit un jour qu’avant d’être emmenée par l’Association du Croc Sanguinaire, vous aviez une amie nommée Annie, je me trompe ? »

– « En effet, Votre Majesté », répondit Ivy en clignant des yeux, ne comprenant pas pourquoi il abordait soudain le sujet.

– « Parmi les sorcières qui sont arrivées du Royaume de l’Aube, toutes, à l’exception de la survivante de Taquila, étaient originaires du Royaume de Wolfheart. »

Ivy écarquilla les yeux :

– « Votre Majesté, vous voulez dire… »

– « L’une d’entre elle dit s’appeler Annie et avoir été rejetée par l’Association du Croc Sanguinaire », acquiesça Roland.

Stupéfaite, elle demeura un long moment silencieuse avant de murmurer :  

– « Est-ce bien vrai ? »

En cet instant, le visage d’Ivy reflétait à la fois la joie, l’inquiétude et la culpabilité. En effet, elle se reprochait toujours de ne pas être partie avec Annie.  

C’est pourquoi Roland n’avait pas l’intention de les laisser vivre simultanément la surprise. Comme il ne savait pas où en était Annie au sujet d’Ivy ni si elle ne lui gardait pas rancune de l’avoir abandonnée, il ne voulait pas prendre le risque de voir des retrouvailles qui auraient dû être joyeuses se transformer en confrontation.

– « 3009 », annonça-t-il.

– « Pardon ? »

– « 3009. C’est le numéro de sa chambre », dit-il en soupirant, « du moins pour le moment. Elle ressemble fort à celle que vous avez décrite. Si vous souhaitez en avoir le cœur net, allez donc lui rendre visite. »  

Après un court silence, Ivy inclina la tête en signe de reconnaissance :

– « Je comprends, Votre Majesté. Merci beaucoup! »

– « Courage. Souvent, le temps guérit bien des blessures. »  

– « Vous avez raison! »

Roland la regarda traverser précipitamment le salon en se caressant le menton :

« C’est le moins que je puisse faire pour vous aider », pensa-t-il.  

« Chambre 3009, Chambre 3009… » Chantonnait mentalement Ivy en courant vers la Résidence des Sorcières.

En chemin, elle croisa Plume et Crépuscule mais ne prit même pas le temps de répondre à leurs questions. Elle traversa la cour enneigée du château, les oliveraies à capuchon blanc et monta quatre à quatre les escaliers qui menaient au troisième étage.

Cependant, tandis qu’elle approchait de la chambre, la jeune fille ralentit soudain, en proie à un sentiment de malaise grandissant.

Alors qu’à l’époque Annie s’est occupée d’elle tout au long de leur voyage vers l’Île du Grand-Duc, la jeune sorcière n’avait pas insisté pour rester avec son amie lorsqu’elle avait appris qu’elle ne pouvait se joindre à l’Association du Croc Sanguinaire. De ce fait, elle était rongée de culpabilité, plus encore depuis qu’elle s’était mis dans l’idée qu’Annie était morte au Royaume de Wolfheart. Après de nombreuses nuits sans sommeil, elle avait fini par reporter sa haine sur la noblesse, dissimulant ses remords derrière un masque de puissance et d’intrépidité.

Mais en cet instant, cette carapace ne lui était plus d’aucune utilité, son instinct de crainte reprenant le dessus.

Et si Annie refusait de lui pardonner ?

Debout dans l’embrasure de la porte, Ivy n’osait frapper.  

– « J’en étais sûre dit soudain une voix sortie de nulle part.

Elle sursauta, se pencha et aperçut la petite silhouette de Plume, suivie de Crépuscule à bout de souffle.  

Ivy fut touchée de constater qu’elles l’avaient suivie et semblaient inquiètes à son sujet.  

– « À chaque fois qu’il est question d’Annie, vous changez du tout au tout. »

– « Vous êtes donc au courant ? »

– « Bien sûr. Lorsque nous avons vu Sa Majesté vous parler seul à seule, nous n’avons pu nous empêcher d’espionner », répondit la jeune fille avec une moue. « Imaginez qu’il ait voulu vous contraindre, nous aurions pu monter la garde à la porte, ne croyez-vous pas ? »   

– « Vous appelez cela de l’aide ?! » Répondit Ivy qui hésitait entre le rire et les larmes. Peu à peu, elle sentait sa nervosité diminuer. « Vous êtes venues pour avoir le plaisir de voir mon embarras ? »  

– « En quelque sorte », répondit Plume en haussant les épaules. « Êtes-vous prête ? »

– « Prête pour quoi ? »

Avant même qu’elle ne puisse réagir, la jeune fille frappait à la porte.

Elle courut rejoindre Crépuscule :

– « N’oubliez pas! Laissez parler votre cœur! »  

– « Attendez! »

Trop tard. Ivy entendit des pas résonner derrière la porte et se crispa. Il y eut un déclic et elle se retrouva face à une grande sorcière.

Annie! Comment aurait-elle pu oublier ce visage ?

Elle avait le regard perçant, les sourcils légèrement relevés et dissimulait sa compassion derrière les traits de la détermination.  Ivy, qui n’aurait jamais pensé la revoir un jour, craignait de finir par oublier ses traits. Mais en la revoyant, elle réalisa que rien n’avait changé : la poussière qui recouvrait l’image d’Annie dans ses souvenirs venait de tomber. On aurait dit qu’elles s’étaient quittées la veille.

Le temps parut soudain suspendu :  

« Annie, je suis fatiguée … »

« Annie, vous devriez partir. »  

« Pourquoi Annie ne peut-elle rester ? »

« Non … je veux être avec Annie … »

Tandis que ses souvenirs affluaient, sa carapace s’effondrait. On aurait dit qu’elle avait fait un bond dans le passé et était redevenues cette jeune fille désorientée et démunie. Elle aurait voulu saluer Annie, mais elle ne pouvait proférer aucun son. Dès qu’elle ouvrait la bouche, la jeune sorcière sentait comme des aiguilles lui piquer les yeux.

Incapable de se contrôler, Ivy la prit dans ses bras en pleurant doucement, puis éclata en sanglots.

– « Pardon…  Annie… Je suis vraiment désolée… »

Les bêtes ne pleuraient pas.

Mais désormais, elle n’était plus une bête.

Un peu abasourdie, Annie n’avait pas immédiatement reconnu la sorcière qui se tenait devant la porte, quoique celle-ci lui parût familière. Ce n’est que lorsqu’Ivy lui avait demandé pardon en pleurant qu’elle s’était souvenue de leur périple vers l’Association du Croc Sanguinaire.

Elle aurait menti en prétendant qu’elle ne lui en voulait pas, car lorsque l’Association avait tenté de la vendre à la noblesse, se sentant trahie, elle avait en partie reporté sa colère sur Ivy.  

Mais en la voyant inconsolable, Annie sentit soudain toute sa colère s’évanouir. À l’époque, Ivy, avec son visage plein de terre et son éternel regard timide, n’était pas plus épaisse qu’un singe. Comment aurait-elle pu se rebeller contre les ordres de l’Association du Croc Sanguinaire et résister envers et contre tout ?

Annie poussa un profond soupir, tendit le bras et la serra doucement :

« Je ne vous en veux plus », murmura-t-elle.

À ces mots, Ivy frissonna et ses pleurs redoublèrent.

Il lui fallut près d’une demi-heure pour se ressaisir.  

Une demi-heure au cours de laquelle Annie découvrit toute l’histoire de l’Association du Croc Sanguinaire. En apprenant que la Comtesse Morgan était morte et que les autres sorcières n’étaient plus sous le contrôle de l’association, le nœud qu’elle avait sur le cœur se desserra enfin. Et tout cela grâce à Roland Wimbledon et à sa sœur, la princesse Tilly.

Les choses semblaient avoir enfin pris la bonne direction.

Annie regarda Ivy qui s’était endormie dans ses bras à force de pleurer et Amy, intriguée, qui se tenait là avec les autres sorcières.

Sa décision était prise.

– « Signons le contrat de Wendy et mettons-nous au service du Roi », dit-elle.