Pour la première fois, Phyllis, qui, après quatre siècles de formation, pensait que le temps serait le cadet de ses soucis, eut le sentiment que l’attente était une agonie. Elle n’aurait jamais pensé se sentir aussi agitée après une seule matinée.
Si Céline ne s’était pas trompée, le fait de découvrir l’Élue marquerait la fin de la Bataille de la Divine Volonté, l’Instrument de la Rétribution Divine ayant la capacité de détruire tous les Diables.
Sa mission serait alors terminée.
Si l’Église n’avait pas fabriqué ces enveloppes, la plupart des survivantes tomberaient dans un sommeil profond dont il était possible qu’elles ne s’éveillent jamais. À moins qu’elles ne réunissent leurs âmes à celle de Dame Eleanor pour lui offrir leur dernier souffle.
À chaque fois que cette pensée lui traversait l’esprit, la sorcière était en proie à une confusion indescriptible. Outre le soulagement tant attendu, elle éprouvait également un soupçon de déception. Vivre prisonnière de cette enveloppe, quand bien même elle lui permettait de survivre, était une forme de torture. La guerre terminée, elle pourrait enfin se reposer pour l’éternité mais il lui était douloureux d’imaginer qu’une fois qu’elle fermerait les yeux, plus jamais elle ne reverrait le monde glorieux de Taquila.
Ces deux émotions contradictoires ne cessèrent de l’affliger jusqu’à ce qu’arrive l’après-midi.
– « Êtes-vous prête ? » Demanda Wendy en entrant dans la grande salle du château.
– « Toujours », répondit Phyllis qui se leva aussitôt.
– « Dans ce cas, suivez-moi. »
Accompagnée de Wendy, elle traversa une allée composée d’oliviers qui menait à une petite clairière entourée de clôtures et couverte de vignes. Tout ce qu’elle pouvait apercevoir était un petit morceau de ciel au-dessus de sa tête ainsi que le sentier qu’elle avait aperçu en arrivant. Le seul moyen de quitter cet endroit était de prendre le même chemin en sens inverse.
Phyllis en comprit aussitôt la raison. Les sorcières observées se montreraient l’une après l’autre au bout de cette allée. Non seulement cette distance n’affectait pas l’observation, mais elle garantissait également la sécurité des membres de l’Association.
Si elle tentait quoi que ce soit d’imprévu, cette promenade serait certainement un énorme obstacle pour elle.
Loin de se sentir offensée, Phyllis commençait à avoir une meilleure impression de ce Roi qui, somme toute, n’était qu’une personne ordinaire. Au moins ne considérait-il pas les sorcières comme des accessoires. Jusqu’à ce qu’il puisse lui faire entièrement confiance, son attitude était tout à fait compréhensible.
Pour l’heure, l’idée qu’elle se faisait de l’Association des Sorcières était du même niveau que sa vision de la Ville Sainte. Si elle avait dû souffrir l’oppression séculière, malgré son importance et les moyens dont elle disposait, jamais cette organisation ne serait en mesure d’affirmer son influence. Mais comme les sorcières semblaient occuper une grande place dans le cœur du roi, leur association se rapprochait de plus en plus de l’Union.
Presque aussitôt après le départ de Wendy, la première sorcière fit son apparition.
C’était Ayesha.
Lorsque la plus jeune évoluée de Taquila invoqua un cristal de glace bleu pâle, Phyllis s’aperçut que son faisceau lumineux était semblable à celui de Maggie. Elle ne pouvait donc être l’Élue.
Le test terminé, au lieu de quitter la promenade, Ayesha s’avança vers elle.
– « Madame ? » Demanda Phyllis, quelque peu surprise.
– « En tant qu’ancien membre de la Société de Recherches, je suis très intéressée par les Pierres Magiques, entre autres. Cela vous ennuierait-il si je restais pour observer ? »
« Bien sûr que non! » Répondit Phyllis en secouant la tête, avant de la saluer comme il était de coutume face à une Sorcière Senior. « Ceci dit, je n’ai pas encore eu l’occasion de vous remercier pour votre aide. Sans vous, jamais je n’aurais pu procéder de manière aussi rapide à la recherche de l’Élue. »
– « C’est également parce que vous avez pris la bonne décision », répondit Ayesha en agitant la main. « Reprenons nos observations. »
– « Entendu. »
Une à une, les sorcières firent la démonstration de leurs capacités à l’extrémité de la galerie végétale. Non seulement Ayesha observait les faisceaux lumineux, mais elle consignait également les résultats.
Phyllis constata que bon nombre de sorcières irradiaient des lumières éblouissantes. Le faisceau de Soraya, par exemple, qui surpassait même celui d’Anna et de Rossignol, était plus large que ses épaules. Quant à celui d’Evelyne, stupéfiant, il était presque deux fois plus intense que celui d’Anna.
De toutes les lumières observées, les plus fortes étaient celles d’Echo et Assia, leurs deux faisceaux étant aussi larges que leurs corps.
Mais la plus stupéfiante restait Chloris.
Au moment où elle lança sa magie, Phyllis crut un instant qu’elle avait devant elle Dame Eleanor. D’innombrables rayons de lumière orange, aussi larges que des doigts, montaient droit au firmament. On aurait dit une barrière reliant le ciel et la terre. Ces faisceaux lumineux, qui provenaient de chacune des plantes du jardin, faisaient écho au pouvoir magique de la sorcière comme s’il s’agissait de créatures vivantes. Le faisceau de lumière qui surplombait Chloris remplissait presque le champ de la Pierre Magique, mais à la différence de celui de Dame Eleanor, il ne faiblissait pas.
À la vue de son faisceau, Phyllis crut que son cœur allait sortir de sa poitrine, persuadée que Chloris était l’Élue pour laquelle toutes les survivantes de Taquila avaient prié. Mais une fois cette puissante émotion passée, elle s’aperçut que le rayon n’atteignait pas exactement les bords de la Pierre Magique. Le faisceau lumineux émis par la “clé” ne changeait pas, quelle qu’éloignée que pût être la cible. À partir du moment où la Pierre était placée devant ses yeux, elle reflétait les réels effets de la “clé”.
Même si tous le jardin était illuminé de rayons, ce n’était pas le mur de lumière qu’elle avait aperçu quelques jours auparavant. Quoique magnifiques, ces rayons lumineux n’étaient pas unis.
L’Élue n’était donc pas parmi elles.
Phyllis respira profondément, laissa retomber la main qui tenait la bague et attendit patiemment la sorcière suivante.
Mais le test s’acheva sans qu’elle ait revu le mur de lumière.
– « Vous avez vu tous les membres de la l’Association des Sorcières », dit Ayesha en refermant son carnet. « Chloris est-elle l’Élue que vous recherchez ? »
– « Hélas non », murmura Phyllis après un bref silence. « L’Élue n’est pas parmi elles. Même si le faisceau de Chloris est spectaculaire, il est encore loin de celui que j’ai observé cette fameuse nuit. »
À nouveau, l’inquiétude la reprit : « Que se passe-il ? Roland Wimbledon aurait-il caché l’Élue ? Ou peut-être est-ce une sorcière qui n’a pas pu venir ? Roland est-il vraiment disposé à s’unir à Taquila pour combattre les Diables ou se méfie-t-il de l’Empire des Sorcières qui régnait autrefois sur tout le continent ? »
Elle rejeta toutes ces pensées qui se bousculaient dans son esprit :
« Non, cela n’a pas de sens. Pour pouvoir cacher l’Élue, il aurait fallu qu’il sache qui elle est, or c’est impossible sans la Pierre aux Cinq Couleurs. Quant à Dame Ayesha, jamais elle n’aurait comploté avec des gens du commun pour me tromper. Restons calme. Les fausses accusations et les doutes ne feraient qu’empirer les choses. »
Ayesha fronça les sourcils :
– « Vous avez bien dit avoir observé ce faisceau de nuit ? C’est étrange, car en principe, les sorcières ne pratiquent pas dans leurs chambres. Par ailleurs, vous vous trouviez certainement à la Résidence des Affaires Étrangères. La Pierre Magique est-elle en mesure de réagir à cette distance ? »
– « Je vous assure que j’ai vu le faisceau lumineux de l’Élue … Non seulement il était infiniment plus large que je ne l’avais imaginé, mais la distance dépassait la portée de la pierre. Il n’y a pas d’autre explication possible : c’est un miracle », dit doucement Phyllis. « Je vous le jure sur Taquila. »
– « Je vois », acquiesça Ayesha. « Dans ce cas, donnez-moi la bague. »
– « Madame, vous croyez que… »
– « Je connais Rossignol, jamais elle ne vous laissera entrer au château de nuit. Si vraiment l’Élue s’y trouve, je vais vous aider à la trouver. »