– « Vous pouvez vous montrer maintenant », dit Ayesha en regardant le coin désert de la pièce.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’une légère ombre apparut sur le mur.
Rossignol se montra, dissimulant la faible lueur des bougies.
– « Quand avez-vous deviné que j’étais là ? » Demanda-t-elle, un peu surprise.
– « Lorsque j’ai pris la bague de N° 76 », répondit Ayesha en haussant les épaules.
Elle souleva le pichet : « Voulez-vous boire un verre ? »
– « Si vous m’invitez… » Rossignol prit place face à la Sorcière des Glaces : « Cette pierre permettrait-elle d’observer le pouvoir magique ? »
– « Pas exactement. On y aperçoit un faisceau de lumière orange, ou peut-être devrais-je dire une “clé”. » Prenant une coupe propre, elle la remplit et la poussa vers son interlocutrice : « Votre faisceau éclairait la moitié de la pièce! Il aurait été difficile de ne pas le remarquer. »
– « Elle l’a vu elle aussi ? »
– « Très probablement », répondit Ayesha en hochant la tête. « Mais cela ne la dérangeait pas de dévoiler son identité devant d’autres sorcières. »
– « Elle est aussi différente de moi que l’est une Purifiée », répondit Rossignol. « Vous l’avez crue ? »
– « Oui, en effet. »
– « Pourtant, vous n’avez pas pris sa bague. »
– « Je veux vraiment l’aider et la guider sur le bon chemin. »
Ayesha se servit un verre de bière qu’elle avala d’un trait. La boisson, de piètre qualité, était fort loin d’égaler les liqueurs fruitées et les Boissons du Chaos au goût surprenant d’Evelyne. Pourtant, son amertume et son aigreur ne pouvaient altérer sa joie.
Ayesha, en effet, était ravie car au moment même où N°76 lui avait révélé son identité, le sentiment récurrent de solitude qu’elle éprouvait avait disparu.
Elle n’était donc pas la dernière survivante de Taquila! D’autres sorcières de l’Union étaient parvenues jusqu’à cette époque après plus de quatre cents ans.
Certes, la plupart des membres de l’Association des Sorcières se montraient très amicaux envers elle et Wendy particulièrement affectueuse, cependant, Ayesha se sentait constamment perdue. L’accumulation des siècles avait creusé un fossé entre elle et les autres sorcières, fossé qui ne pouvait être comblé en un instant. Comme elle ne pouvait pas se confier aux sorcières de cette génération, elle s’abrutissait de travail pour essayer de ne pas trop penser.
Seul Roland Wimbledon, cette étrange personne ordinaire, la réconfortait lorsqu’elle se trouvait seule avec lui. Au début, elle avait du mal à comprendre mais par la suite, elle s’était aperçue que de lui aussi émanait cet indéfinissable détachement, comme s’il était déconnecté de ce monde. Cependant, Roland était bien plus habile qu’elle à le dissimuler et de ce fait, très peu de gens s’en étaient aperçus.
Enfin elle n’était plus seule!
C’est pourquoi Ayesha espérait vivement que N° 76 demanderait audience à Roland sous son identité officielle de sorcière de Taquila, désireuse de les voir lutter côte à côte lors de la Bataille de la Divine Volonté.
Elle était déjà conquise par la vie à la Cité Sans Hiver et espérait de tout cœur que ses sœurs finiraient par partager ce sentiment.
De plus, Ayesha désirait secrètement prouver aux survivantes de l’Union qu’elle avait raison et qu’il était sage d’affirmer que coopérer avec les gens du commun était la meilleure façon de combattre les Diables.
– « Voilà donc pourquoi vous l’avez délibérément négligée ? » Demanda Rossignol, perplexe dans la mesure où c’était la première fois qu’Ayesha lui confiait ses véritables pensées.
– « Lorsque N ° 76 aura passé quelque temps ici, elle comprendra », répondit Ayesha avec une moue. « Ne suis-je pas passé par là moi aussi ? »
Si elle avait décidé de venir en aide à ces survivantes, c’est que ce groupe était opposé à l’Église et au projet concernant l’Armée du Châtiment Divin dans la mesure où elles répugnaient à utiliser les sorcières comme matériaux sacrificiels. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elles s’étaient séparées de Dame Alice.
Rossignol demeura un long moment silencieuse. Les bougies s’éteignaient lorsqu’elle disparut dans l’obscurité :
– « J’espère qu’elle prendra la bonne décision », dit-elle à Ayesha.
– « Elle le fera », répondit la sorcière en souriant. « J’en suis certaine. »
N° 76 refit le chemin à l’envers jusqu’au bâtiment des Affaires Étrangères et croisa Annie et les autres sorcières qui revenait de visiter l’usine de boissons.
Prenant les devants, elle leur dit :
– « Je me sentais beaucoup mieux à mon réveil, aussi, comme j’étouffais un peu de rester enfermée, je suis allée me promener dans la cour. »
– « Vous devriez vous couvrir davantage, vous risquez d’attraper un rhume », dit aussitôt Épée Brisée, inquiète.
Amy lui prit joyeusement la main :
– « Quel dommage que vous ne soyez pas venue avec nous cet après-midi! Les Boissons au Chaos fabriquées par Mlle Evelyne sont sensationnelles! »
– « Les Boissons du Chaos ? »
– « Tout à fait. Si, au départ, sa capacité lui permettait seulement de modifier le goût des boissons, après avoir évolué, elle s’est mise à créer de délicieux breuvages aux goûts exceptionnels. Je gage que la noblesse de Wolfheart elle-même n’a jamais goûté à quelque chose d’aussi incroyable! » Dit la jeune femme avec enthousiasme. « Le thé noir, le lait au miel ou encore les vins fins sont insignifiants comparés à ces boissons. »
« Une autre Sorcière Senior! » No. 76 était abasourdie. Même si elle ne savait pas ce que Naela et Wendy entendaient exactement par “études”, nul doute qu’en ce qui concernait la formation des sorcières, leur association était bien plus avancée que l’Union. À en croire Ayesha, c’était Roland Wimbledon, une simple personne ordinaire, qui était à l’origine de tout ceci, ce qu’elle ne pouvait comprendre.
« Les gens ordinaires en sauraient-ils plus sur le pouvoir de la magie que les sorcières ? » Se demanda-t-elle.
– « Je peux en témoigner! » S’exclama Héroïne. « Durant un moment, j’en suis même venue à penser que toutes les tribulations que j’avais subies jusqu’ici en valaient la peine. »
– « Si je pouvais en avoir un verre de temps en temps, je ne quitterais jamais La Cité Sans Hiver! » dit Amy en tirant la langue.
– « Dans ce cas, nous devrions rejoindre l’Association des Sorcières », suggéra soudain Épée Brisée. « Si nous restons ici, nous aurons sans doute l’occasion d’en boire, vous ne pensez pas ? »
Amy leva immédiatement la main :
– « Tout à fait d’accord! »
– « Moi aussi », acquiesça Héroïne d’un ton sérieux.
Toutes trois se tournèrent vers Annie :
– « Très bien », dit-elle à contrecœur. « Je me rangerai à votre avis. »
« Attendez… Vous acceptez de rester ici juste pour une boisson étrange ? » Pensa N°76, surprise. « Annie, n’est-ce pas vous qui disiez que nous devions nous montrer prudentes ? Nous pourrions attendre la visite de demain pour prendre une décision. Si Wendy connaissait la raison qui motive votre décision, elle hésiterait, j’en suis sure, entre le rire et les larmes. »
Soudain, elle réalisa qu’elle les enviait. Ces jeunes femmes, peu exigeantes, décidaient sans hésiter pour peu qu’elles entrevoient une lueur d’espoir.
Mais elle?
Lorsque tout le monde fut endormi, N ° 76 quitta tranquillement sa chambre et grimpa sur le toit.
Face au vent et à la neige, elle leva son anneau en direction du château et plissa les yeux pour mieux voir. Un faisceau de lumière aussi large que les remparts apparut une nouvelle fois devant ses yeux, ceci miraculeusement, sans que le pouvoir magique ne soit activé et alors qu’en théorie, le château se trouvait hors de portée de la Pierre Magique.
Il fallait absolument qu’elle découvre qui était l’Élue que les sorcières de Taquila recherchaient. C’était là le but essentiel de son voyage.
Tout bien considéré, pensait-elle, l’Élue pour les survivantes de l’Union avait la même signification que les Boissons du Chaos pour les sorcières de Wolfheart.
Sa décision était prise.
Lorsque le lendemain, Wendy arriva à la Résidence des Affaires Étrangères, N°76 lui remit une lettre qu’elle avait écrite durant la nuit.
– « Je suis Phyllis, sorcière de Taquila, du Labyrinthe du Désespoir et porteuse d’informations au sujet de la Providence et du sauveur de l’humanité. Je demande officiellement audience au Seigneur de La Cité Sans Hiver, ceci pour discuter de notre coopération dans la Bataille de la Divine Volonté », dit-elle solennellement, sans chercher à se dissimuler des sorcières de Wolfheart.
À ces mots, Amy et les autres écarquillèrent les yeux :
– « N ° 76… de quoi parlez-vous ? »
– « Vous êtes une sorcière vous aussi ? Mais c’est formidable! »
– « Ainsi, votre véritable nom est Phyllis ? »
Seule Annie restait silencieuse.
Wendy, qui ne semblait pas surprise, ne fit pas porter la nouvelle au Roi. Elle prit simplement le document et adressa à la sorcière un sourire d’encouragement :
– « Suivez-moi », dit-elle. « Sa Majesté vous attend dans son bureau. »