En passant par un sentier de montagne particulièrement bien gardé, N° 76 aperçut un mur de briques rouges qui se profilait dans la forêt enneigée.
À en juger par les avant-postes disséminés le long du chemin, si elle avait été seule, jamais on ne l’aurait autorisée à pénétrer dans un secteur aussi protégé. En fin de compte, les Sorcières Senior étaient réellement traitées de la manière qui sied à leur rang et un tel déploiement de gardes ne pouvait paraître scandaleux à leurs yeux.
Cependant, elle ne comprenait pas comment une sorcière si douée aurait construit sa maison sur les crêtes de la Montagne du Versant Nord.
Par ailleurs N° 76 n’était pas encore totalement convaincue. En effet, cela lui paraissait incroyable qu’une sorcière à peine majeure puisse expérimenter deux éveils consécutifs. Même si le nombre d’éveils n’étaient pas représentatifs de la puissance ou des compétences de la personne, l’intelligence et les dons de perception requis pour vivre deux éveils étaient au-delà ce qu’elle pouvait imaginer. Dans toute l’Union, il ne s’était quasiment jamais vu de sorcière aussi exceptionnelle, aussi était-elle particulièrement surprise d’en découvrir une dans un royaume de gens ordinaires.
Tandis qu’elles approchaient des murs, la survivante de Taquila remarqua quelque chose d’étrange. Elle regarda par-dessus mais n’aperçut que des toits recouverts de toile. Il n’y avait là ni château, ni tour, ni même de maison à plain-pied.
« Est-ce vraiment là que vit la sorcière ? » Se demanda-t-elle.
– « Nous y voilà », dit Wendy en frappant à la porte de la cour. « La cour de la Montagne du Versant Nord est le centre de recherche et développement de la Cité Sans Hiver au regard de tous ce qui est équipement mécanique. Lorsqu’elle n’étudie pas Anna passe le plus clair de son temps à travailler ici. C’est afin d’assurer sa sécurité que Sa Majesté a fait poster des gardes tout le long du chemin. »
« Ce n’est qu’un institut de recherches… » Pensa N ° 76 en fronçant discrètement les sourcils. « Tous ces gardes ne sont pas ceux d’Anna. C’est le Roi qui les a envoyés ici. On dirait qu’il la fait surveiller plutôt que de la protéger. »
– « Sœur Wendy! » S’écria une jeune fille pleine d’entrain en ouvrant la porte : « Voilà un moment que je vous attends! »
– « Brave petite. Où est donc votre sœur ? »
– « Elle est avec Sœur Anna, en train de réaliser une expérience. »
– « Qui est-ce ? » S’enquit Amy.
– « Je vous présente Bella White, la sœur de Lucia » répondit Wendy. « Elle n’est pas encore éveillée mais travaille à présent pour l’Association des Sorcières. »
– « Enchantée », salua poliment l’adolescente. « Je vous en prie, entrez. »
– « Lucia White, qui est chargée des travaux de recherches sur les métaux, passe énormément de temps ici avec Anna », expliqua Wendy tout en précédant le groupe à l’intérieur de la cour. « Sa capacité a également évolué lorsqu’elle a atteint la majorité et l’amélioration de son pouvoir magique est plutôt stupéfiante. Avec Anna, elle est l’une des rares sorcières à pouvoir utiliser le Sceau de la Divine Volonté.
À ces mots, N ° 76 faillit trébucher sur le seuil : « Une minute! Elle a bien dit : un Sceau de la Divine Volonté ? »
Elle ne pouvait en croire ses oreilles.
Heureusement, presqu’aussitôt, quelqu’un demanda :
– « Un Sceau ? Qu’est-ce que c’est ? »
– « Un Sceau de la Divine Volonté est une arme qui requiert une énorme quantité de pouvoir magique », expliqua Wendy en souriant. « La plupart des sorcières ont bien du mal à allumer les quatre Pierres Magiques qui le composent. Sa Majesté l’a accroché sur le mur de la grande salle du château afin que toutes puissent tester leurs pouvoirs magiques. Si un jour vous décidez de rejoindre l’Association, vous aurez la chance de pouvoir l’expérimenter. Actuellement, seules quatre sorcières sont en mesure d’allumer la dernière pierre et nous nous demandons toutes qui sera la cinquième. »
« Il l’a accroché dans la salle ? Quatre sorcières seulement ? »
N ° 76 avait l’impression de rêver. En effet, la seule évocation du Sceau de la Divine Volonté avait suffi à la surprendre. Où donc avaient-elles bien pu le trouver ? À l’époque de Taquila, le Sceau était exclusivement réservé aux Trois Chefs de l’Union. À l’exception des Transcendants, qui passaient tout leur temps à s’entraîner, personne n’avait suffisamment de pouvoir magique pour pouvoir invoquer le tonnerre d’or.
« Et il n’y aurait ici que quatre sorcières capables d’activer le Sceau ? Trêve de plaisanterie, se pourrait-il que l’Association des Sorcières comprenne davantage de Transcendantes que l’Union ?
De plus, si j’en crois Wendy, Anna et Lucia ne sont pas encore des Extraordinaires. Comment auraient-elles pu évoluer au point de devenir des Transcendantes ? »
« De plus, la manière dont le Roi des gens ordinaires traite le Sceau de la Volonté Divine est hallucinante. Il a dû pouvoir se rendre compte de sa formidable puissance, étant donné que certaines sorcières sont en mesure de l’activer. Alors pourquoi accroche-t-il une arme aussi précieuse dans la salle, permettant ainsi à toutes les sorcières de s’amuser avec ? Ce Sceau est un trophée de guerre que nous avons acquis après avoir tué un Diable Supérieur. Cet homme n’a-t-il donc pas de bon sens ? »
N ° 76 ressentit soudainement une légère douleur dans son cerveau.
L’information selon laquelle Lucia serait elle aussi une Sorcière Senior l’avait engourdie.
En à peine une matinée, elle avait déjà vu trois sorcières évoluées et n’avait qu’une envie : trouver une personne en mesure de lui expliquer comment une ville frontalière dirigée par des gens ordinaires pouvait héberger autant de Sorcières Senior. Le plus hallucinant à ses yeux était que celles-ci n’avaient absolument pas conscience d’être supérieures. Lucia, par exemple, après que Foudre eût fait les présentations, s’était déjà mêlée aux sorcières de Wolfheart. Anna, quant à elle, était beaucoup plus calme, mais à son expression, N°76 voyait très bien que cela ne la dérangeait en rien d’avoir pour supérieure Wendy, qui était encore une Sorcière Originelle. Il suffisait d’écouter leur conversation pour comprendre qu’il y avait entre ces deux femmes des affinités et une confiance réciproques.
Ne pouvant plus contenir sa curiosité, la survivante de l’Union s’apprêtait à poser des questions lorsque soudain, Épée Brisée aborda le sujet.
– « Puis-je me permettre de vous demander combien de sorcières au sein de l’Association ont développé de nouvelles capacités ? » Demanda-t-elle d’une voix qui, aux oreilles de N°76 était aussi douce que les bruits de la nature.
Mais l’instant d’après, elle fut choquée d’entendre la réponse de Wendy :
– « Voyons…Une…deux…trois…neuf…dix! Elles sont dix exactement », dit-elle en comptant sur ses doigts.
« Dix… » Littéralement anéantie, N°76 n’eut même plus la force d’être surprise.
Si les informations recueillies auprès des Marchands Noirs étaient exactes, il n’y avait pas plus de vingt sorcières dans la Région de l’Ouest. C’est pourquoi elle avait seulement prévu de s’arrêter à la Cité Sans Hiver avant de se rendre dans les Fjords, l’Île Dormante étant, à sa connaissance, l’endroit où les sorcières étaient les plus nombreuses.
Jamais elle n’aurait pensé trouver ici dix Sorcières Seniors.
« Est-ce là une dérision à l’égard de l’incompétence de l’Union ? »
N°76 prit une profonde inspiration et s’éloigna discrètement. Profitant de ce qu’elles étaient en train de faire appel à leurs capacités, elle plaça la Pierre Magique devant ses yeux.
Le faisceau de lumière de Lucia était presque deux fois plus large que celui de Maggie. Quant à celui d’Anna, quoique beaucoup plus remarquable et aussi large que son torse, il était quasi similaire à celui de la sorcière qui s’était immiscée dans la Résidence des Affaires Étrangères sans y avoir été invitée.
Aucune d’entre elles ne pouvait donc être l’Élue.
De toute évidence, le “mur lumineux” qu’elle avait perçu au-dessus du château était émis par quelqu’un d’autre.
Mais était-ce possible ? Pouvait-il exister dans ces lieux une sorcière capable de surpasser celle dont Wendy disait qu’elle était un génie et qui avait connu deux éveils successifs ?
N°76 en était là de ses questionnements lorsque soudain, la porte de la cour s’ouvrit devant une femme aux cheveux bleus.
– « Les résultats des tests anticorrosifs que vous avez demandés sont arrivés », annonça-t-elle en déposant plusieurs flacons de verre devant Anna. « Sa Majesté avait raison, l’échantillon
N ° 1872, qui est un alliage d’aluminium, est celui qui a donné les meilleurs résultats. »
– « Merci, Ayesha, pour la peine que vous vous êtes donnée. »
– « Bon, je vous laisse », dit la nommée Ayesha en hochant la tête.
Sur ce, elle s’éloigna sans même prêter attention aux autres.
Elle avait un peu le comportement hautain qu’aurait eu une supérieure à l’âge de Taquila. Lorsqu’elle se retourna, N°76 ressentit comme un choc, semblable à un éclair dans un ciel clair :
Elle était certaine d’avoir déjà vu cette femme.