Lorsque Roland fut endormi, Rossignol entra dans sa brume et sortit tranquillement du château.
Elle comptait se rendre à la Résidence des Affaires Étrangères.
Même la nuit, alors que le pays était plongé dans l’obscurité, elle voyait tout en noir et blanc dans son univers brumeux. Profitant des contours déformés, la sorcière pouvait faire des bonds de plusieurs mètres. En quelques pas, elle eut tôt fait de franchir le mur d’enceinte du bâtiment.
Roland appelait cela un déplacement éclair. Il le décrivait comme un exploit qui ne nécessitait pas de temps de récupération. La première fois qu’elle l’avait entendu, elle avait immédiatement aimé ce terme qui évoquait la rapidité d’un rayon de lumière, ce mouvement étant en même temps silencieux comme une ombre. Elle pouvait sortir et disparaître d’un seul coup, aussi était-il très difficile d’anticiper ses déplacements.
Elle aimait beaucoup la description mais ne comprenait pas très bien ce que signifiait le temps de récupération.
Mais ça ne la dérangeait pas dans la mesure où elle avait l’habitude de l’entendre parler ainsi et souvent prononcer des mots étranges.
En sortant des quartiers du château, au lieu de suivre la rampe qu’elle prenait souvent pour descendre la colline, Rossignol sauta, suivit les lignes qui apparaissaient dans les airs et atterrit directement au dernier étage de la Résidence des Affaires Étrangères.
Situé entre le Quartier du Château et le centre-ville, ce bâtiment était une structure de quatre étages, aussi élevé que les hautes terres sur lesquelles se dressait le château. C’était le second immeuble construit en béton, après la Résidence des Sorcières.
À l’origine, il avait été édifié pour servir de résidence surveillée à des prisonniers de renom, tels les membres de la famille du Duc Ryan qui, au départ, étaient détenus au cachot. Mais aux yeux de Rossignol, Roland les traitait avec beaucoup plus de respect qu’ils ne le méritaient. Même s’ils étaient officiellement prisonniers, leur nouveau lieu de détention était beaucoup mieux que leur ancienne cellule et ils avaient également la chance de pouvoir se promener pour se détendre.
Sa Majesté, qui pensait sans doute qu’il n’aurait pas beaucoup d’ennemis à détenir dans ce bâtiment, utilisait ces chambres pour accueillir temporairement les invités de marque, tels les alchimistes de l’Association d’Alchimie de la Cité du Roi, les savants de l’Association d’Astrologie ou encore les commerçants venus des Fjords qui y avaient logé quelque temps.
Comme la plupart des pièces de la Résidence des Affaires Étrangères étaient inoccupées et l’immeuble plutôt éloigné du système de chauffage central, il était uniquement alimenté en eau courante. Les résidents ayant des origines différentes, Sa Majesté y avait affecté quelques gardes, d’une part afin de montrer son respect pour ses invités et d’autre part pour avoir un œil sur eux.
De crainte d’alerter les gardes, Rossignol ne prit pas le couloir mais traversa les murs du dernier étage et se dirigea droit vers les chambres où logeaient les sorcières de Wolfheart.
Elle n’a rien trouvé d’étrange, l’après-midi, en examinant les sorcières. Leurs Cyclones Magiques étaient très stables et leurs capacités assez ordinaires. De toute évidence, elles appartenaient au type le plus courant. Au cours de l’enquête, elles avaient dit la vérité, à l’exception peut-être de quelques réponses vagues et subtiles lorsqu’il était question de leur passé. Grâce à sa compétence dérivée, ces détails ne lui avaient pas échappé mais elle trouvait ce genre de dissimulation plutôt compréhensible. Ces sorcières avaient été torturées, chassées et traitées d’une manière telle qu’elles étaient incapables d’en parler, de crainte de ranimer les ombres dans leur cœur.
Si elles étaient venues seules à la Cité Sans Hiver, Rossignol les aurait sans doute accueillies comme de nouvelles sœurs.
Mais le souci, c’est qu’elles étaient accompagnées d’une femme ordinaire surnommée N°76, qui avait éveillé ses soupçons.
Quoique Rossignol n’eût décelé chez elle ni lueur magique ni comportement particulier, la jeune femme lui avait laissé une impression étrange. En y repensant après coup, Le fait qu’elle n’ait rien tenté de dissimuler était plutôt curieux.
Rossignol savait que beaucoup de gens, à l’article de la mort, confessaient tout ce qu’ils savaient mais cette femme, qui avait été servante à la Chambre de Commerce clandestine, avait tout confié à une étrangère qu’elle voyait pour la première fois. C’était une attitude plutôt rare.
D’après les informations en sa possession, la sorcière n’était pas en mesure de savoir si cette femme se cachait sous une fausse identité ou pas.
Par ailleurs, N°76 ne mentait pas, ce qui laissait supposer que tout ce qu’elle avait dit au sujet de son passé était authentique. De plus, les témoignages de Joël, Amy et Annie corroboraient ses dires.
Il s’agissait bien d’un guide qui travaillait pour le compte des Marchands Noirs et que l’Ambassadeur avait rachetée en raison de son implication dans la vente aux enchères de sorcières.
De ce fait, Rossignol avait décidé de rendre une visite nocturne à N° 76 afin d’observer son comportement depuis son brouillard.
Si jamais les intentions de cette femme s’avéraient malveillantes, c’était le meilleur moment pour la sorcière de repérer ses failles.
Elle traversa les chambres une à une et ne tarda pas à trouver la pièce où se trouvait sa cible.
Tandis que la plupart des sorcières dormaient, la chambre de N° 76 était encore éclairée. Assise sur son lit, à la lueur des bougies, elle jouait avec une bague posée dans le creux de sa main, les yeux remplis de joie et d’ivresse.
« Serait-ce l’effet de la pierre précieuse sertie sur l’anneau ? » Se demanda Rossignol.
Elle s’approcha du lit et observa tranquillement la jeune femme.
Mais son comportement n’avait rien de suspect. Elle se contentait de jouer avec la bague telle une femme chanceuse et trop heureuse de posséder un trésor pour pouvoir dormir.
Si la bague reflétait une faible lueur magique, il n’était pas surprenant qu’une femme ayant travaillé pour une exposition qui vendait souvent des reliques d’origine inconnue possède une telle pierre.
Une heure plus tard, le sommeil la gagna. Elle laissa retomber ses bras et ferma les yeux.
Rossignol soupira doucement :
« Je suis trop soupçonneuse », pensait-t-elle.
Elle jeta un dernier coup d’œil à N° 76, étendit la main pour éteindre la bougie, se retourna et traversa le mur. Dehors, le vent chargé de neige hurlait.
La chaleur de la Pierre Magique s’apaisa : la personne qui utilisait le pouvoir magique venait de quitter la chambre.
N ° 76 laissa échapper un léger soupir de soulagement.
Même si, grâce au transfert de l’âme, elle avait acquis une vie illimitée, cela ne signifiait pas qu’elle pouvait se passer de dormir. Elle se reposait beaucoup mieux lorsqu’elle déconnectait son âme de son corps, aussi n’avait-elle besoin que de deux à quatre heures pour récupérer.
C’est d’ailleurs pourquoi elle se couchait beaucoup plus tard que les sorcières.
Mais elle ne s’attendait pas à ce que quelque chose d’incroyable se produise.
N° 76 ouvrit les yeux et regarda l’endroit où, quelques instants plus tôt, se tenait la visiteuse. À travers la Pierre Magique de l’anneau, elle avait pu observer un faisceau lumineux orange, aussi épais que le tronc d’un adulte et qui s’élevait jusqu’au plafond. Cette “Clé”, qui surpassait celle de Pasha, principale survivante de Taquila, s’apparentait à celle des trois Chefs de l’Union. Bien qu’elle n’ait pas été en mesure de voir la visiteuse, elle devinait que ses capacités étaient bien plus complexes qu’un simple pouvoir d’invisibilité.
Elle se demanda s’il s’agissait d’Anna ou de Chloris, dont Naela lui avait parlé.
À en juger par la lumière, il y avait encore un certain écart entre cette sorcière et l’Élue, cependant, ce faisceau orangé la faisait frissonner.
Il était très simple d’activer la Pierre Magique sertie sur l’anneau. Lorsqu’une sorcière faisait usage de sa magie à proximité, la pierre absorbait une petite quantité de pourvoir. N° 76 n’avait alors plus qu’à regarder à travers pour être renseignée sur la complexité de la capacité. Plus le rayon de lumière était large et puissant, plus la “Clé” était compliquée.
De plus en plus excitée, N ° 76 quitta la pièce et monta sur le toit de l’immeuble.
La tempête de neige lui fouettait le visage, mais elle ne ressentait absolument pas le froid. Habituellement, ce manque de sensibilité la rendait malade, mais ce soir-là, le cœur rempli d’enthousiasme, elle se tenait fermement debout sous le vent, chassant les dernières lueurs du jour.
Elle leva la bague et la dirigea vers le château, où, selon Wendy, vivaient les sorcières. Maintenant qu’elle avait découvert une Sorcière Senior, l’Association lui réservait-elle d’autres surprises ?
Elle l’espérait vivement.
Soudain, quelque chose d’anormal se produisit.
L’anneau se mit à trembler dans sa main, comme s’il entrait en résonance avec quelque chose.
À travers la pierre magique, elle découvrit un rayon lumineux tel qu’elle n’en avait encore jamais vu. On aurait dit un mur gigantesque qui occupait la moitié du ciel.