Le dîner leur fut servi par un domestique.
Avant même que celle-ci n’ouvre les couvercles, Annie pouvait déjà sentir l’arôme alléchant des plats. Dans une boîte de fer se trouvaient d’épaisses tranches de pain doré au four. Au premier regard, elle comprit que celui-ci était fait de fine farine pétrie et fermentée. Il était accompagné d’un petit pot de beurre et d’une marmite de soupe à la viande, largement suffisante pour cinq.
– « Vous trouverez cuillères et assiettes dans le placard de bois. Demain matin, il vous sera également servi un petit-déjeuner, aussi n’est-il pas nécessaire de conserver des restes », dit le serviteur. « Tant que vous n’avez pas reçu de Carte d’Identité, vous ne pouvez quitter la Résidence des Affaires Étrangères. Par ailleurs, vous n’êtes pas autorisées à vous introduire dans les soubassements. Par contre, le toit est à votre disposition si vous souhaitez y exercer vos capacités. Il y a, au premier étage, une salle du personnel. C’est là que je dors. N’hésitez pas à venir me trouver si vous avez besoin de quoi que ce soit. Contrairement aux auberges, ici, tous les services sont gratuits. »
Sur ce, il s’inclina et quitta la pièce, laissant les cinq personnes stupéfaites.
Elles ne reprirent leurs esprits qu’après son départ.
– « Est-ce là l’hospitalité de la haute noblesse ? On dirait vraiment du théâtre », soupira Amy « Par contre, il faudrait changer certaines phrases. »
– « Lesquelles ? » Demandèrent Épée Brisée et Héroïne, intriguées.
– « Généralement, on commence par dire : Votre Excellence, je suis honoré de vous servir. »
– « S’il ne s’est pas adressé à nous en ces termes, c’est tout simplement parce que nous ne sommes pas nobles », répondit doucement N°76 en souriant. « Quoi qu’il en soit, mangeons! Je meurs de faim! »
– « Excellente idée! » répondirent les autres en salivant.
Ce n’était pas normal. Le chef du Royaume de Graycastle avait-il l’intention de les séduire avec des mets délicieux ? Annie commençait à s’inquiéter. Tout semblait laisser penser que le Roi tentait de les enchaîner, bien que la responsable de l’Association des Sorcières ne leur ait même pas demandé quelles étaient leurs capacités. Leurs comportements étaient tellement incohérents qu’il lui était difficile de percevoir leurs véritables intentions. Par ailleurs, elle n’était pas seule concernée, aussi devait-elle redoubler de prudence et ne pas reproduire les erreurs qu’elle avait commises par le passé.
Le moyen le plus sûr était sans doute de rester à distance de la Région de l’Ouest. L’Église ayant été vaincue, leur principal ennemi avait disparu. Ce qu’il leur fallait, c’était un village ou une petite ville plus proche des grandes cités où elles pourraient vivre sous de fausses identités, comme au Royaume de l’Aube.
Mais c’était impossible dans l’immédiat.
Elle ne put s’empêcher de soupirer en voyant N ° 76 s’approcher en titubant de la table. L’Association des Sorcières était en mesure de soigner les blessés et par ailleurs, les perspectives évoquées étaient plutôt intéressantes. Elle n’allait tout de même pas les emmener alors qu’il y avait un espoir de voir Héroïne remarcher.
« Je ferais mieux de manger », se dit la sorcière.
Elle mit un morceau de pain beurré dans sa bouche et ressentit une douceur cireuse jamais éprouvée auparavant. Le pain était particulièrement délicat, sans gravier et il fondait dans bouche aussitôt qu’elle mordait dedans. Elle avait à peine besoin de le mâcher.
« Bon sang! », pensait Annie. « Il en faudrait peu pour qu’elles soient séduites par cette délicieuse nourriture. »
Malgré tout, elle ne put s’empêcher de prendre un autre morceau de pain.
Chacune étant absorbée dans son repas, personne ne parlait.
Lorsqu’il ne resta plus au fond de la boite que quelques miettes, elles poussèrent un profond soupir.
– « Aurons-nous encore le loisir de faire pareil repas à l’avenir ? » Demanda Épée Brisée en se léchant les doigts à contrecœur.
– « J’ai bien peur… c’est très peu probable », répondit Amy qui, prenant la marmite, répartit équitablement le bouillon parfumé dans cinq bols. À la surface flottaient des morceaux d’oignon de printemps et des bulles d’huile, ce qui le rendait encore plus alléchant.
« Seule la haute noblesse peut se permettre un tel pain. Mon père lui-même ne mangeait que du pain grossier. »
– « C’est déjà bien de pouvoir manger du pain grossier Je me souviens que lorsque nous sommes arrivées au Royaume de l’Aube, nous étions en permanence affamées. » Héroïne souffla sur son bol et but une grande gorgée avant d’exhaler la chaleur. Elle eut un gémissement qui évoquait un plaisir depuis longtemps oublié.
– « D’après Dame Wendy, si nous rejoignons l’Association des Sorcières, nous bénéficierons de nombreux avantages… Ceux-ci incluent-ils de délicieux repas ? »
– « Avant de partir, elle a également promis de nous faire visiter la Cité Sans Hiver et de nous présenter l’Association des Sorcières. Nous pourrions aller le lui demander. »
– « J’espère vraiment que les repas font partie des avantages promis. »
En écoutant ses quatre compagnes discuter des possibles avantages offerts par l’Association des Sorcières, Annie eut la légère impression qu’elles n’étaient pas prêtes de quitter cette ville.
Le repas terminé, elles prirent une douche et se couchèrent de bonne heure. L’appartement mis à leur disposition se composait d’un salon et de quatre chambres. Elles discutèrent brièvement de la manière de se partager les chambres. Annie, qui était la plus forte des quatre, allait certainement vouloir dormir avec Héroïne, dans la mesure où celle-ci était privée de mobilité.
Le lit était très doux et il n’y avait pas de moisissure. De toute évidence, le ménage était fait régulièrement. Seules quelques petites flammes crépitaient dans la cheminée et projetaient l’image du mobilier sur les murs de pierre blanche. Les ombres noires tremblaient légèrement : on aurait dit qu’elles dansaient sous l’effet du vent glacé qui soufflait à l’extérieur.
Annie tira les couvertures sur Héroïne et souffla les bougies.
Puis elle utilisa sa capacité pour réchauffer grâce à la chaleur diffusée par ses mains. Héroïne se serra contre sa poitrine et demanda doucement :
– « Cela fait presque un an que nous avons quitté le Royaume de Wolfheart, je me trompe ? »
– « Hmm… Si nous comptons à partir du moment où nous avons posé le pied à la frontière du Royaume de l’Aube, cela fait un an et deux mois. »
– « Depuis combien de temps avons-nous quitté notre ville natale ? »
À cette question, Annie ne sut que répondre. Elle avait totalement oublié la date exacte à laquelle elle avait quitté sa ville natale et tout ce dont elle se rappelait, c’était d’un village reculé au nord-ouest du Royaume de Wolfheart. Depuis le jour où les gens avaient appris qu’elle était sorcière, elle n’avait eu de cesse de fuir en direction de l’est et avait dû parcourir près de la moitié du royaume. Ce n’est qu’après la trahison de l’Association du Croc Sanguinaire qu’elle s’était installée en périphérie de la capitale.
De même pour Épée Brisée et Héroïne. Contraintes, pour diverses raisons, de quitter leur foyer, elles avaient beaucoup souffert en chemin et ce n’est qu’après avoir rencontré Annie à Wolfheart qu’elles s’étaient regroupées pour fuir ensemble.
– « Cela fait presque cinq ans que j’ai quitté ma ville natale », murmura Héroïne. « Jamais je ne me suis installée nulle part de crainte d’être prise par l’Église. Une fois arrivée dans la capitale, je pensais n’avoir plus jamais à fuir mais à ma grande surprise, j’ai dû m’échapper à nouveau, malgré la perte de mes jambes. »
Annie ne put s’empêcher de resserrer son étreinte.
« Dame Wendy a dit que nous étions ici dans la patrie des sorcières. Pensez-vous que nous pourrions nous y installer ? Je suis lasse de m’enfuir. » Demanda la jeune fille dont la voix résonnait par intermittence, un peu comme le léger bruit du vent de l’autre côté de la fenêtre.
Les yeux d’Annie s’embuèrent :
– « Ne vous inquiétez pas. Nous aurons notre propre maison et vous retrouverez l’usage de vos jambes, mais cette fois pour le plaisir et non plus pour vous enfuir. »
– « Vraiment ? » Héroïne resta un long moment silencieuse avant de murmurer : « Si seulement j’étais née au Royaume de Graycastle… »
Annie l’entendait à peine. Elle était sur le point de répondre lorsque soudain, elle entendit sa respiration régulière : La jeune fille s’était endormie dans ses bras.