Trois jours plus tard, c’est-à-dire le second jour suivant l’arrivée de l’hiver, Barov informa Roland que le contrat de la Chambre de Commerce commune avait été signé.
Suite aux négociations, il avait été convenu que Margaret obtiendrait la concession des terres intérieures du Royaume de Graycastle, l’Île du Soleil Levant, Shallow Water Town, les Royaumes de l’Éternel Hiver, de Wolfheart et la Baie du Croissant de Lune, les Îles des Fjords ainsi que le Royaume de l’Aube.
À la surprise de Roland, une équation figurait sur le contrat, qui définissait certaines conditions en nombres inconnus qui seraient déterminés en fonction de circonstances spécifiques. Cela permettrait de calculer les parts annuelles pour l’année en cours.
– « Qui a écrit cela » ? Demanda Roland, intrigué.
– « Mon élève », répondit Barov avec un sourire. Il caressa sa barbe : « En comptabilisant les chiffres, il en a déduit un tableau complexe annexé qu’il était plus judicieux d’exprimer au moyen de cette formule. Les trois signataires étaient tout à fait d’accord avec cette précision. »
– « Mais si j’ai bonne mémoire, cette formule n’a jamais été enseignée dans le cadre de l’Instruction Universelle. »
– « Votre Majesté n’a-t-elle pas lancé une classe intermédiaire ? J’ai acheté à chacun de mes élèves un ensemble de manuels de mathématiques et leur ai demandé d’assister aux cours de Dame Sophia sitôt que leur emploi du temps le leur permettait », répondit Barov. « Mon âge ne me permettant plus d’apprendre aussi rapidement que ces jeunes, il était préférable que je leur laisse cette opportunité. Si j’avais eu dix ans de moins, j’aurais emporté avec moi les manuels rédigés par Votre Majesté pour les étudier toute la journée. »
Roland fut très heureux de l’entendre. Si son ministre s’était aperçu que les mathématiques pouvaient s’avérer très utiles aux finances et à l’administration, c’est qu’il avait fait preuve de sagesse.
– « Et Édith ? » S’enquit-il, « Comment s’est-elle comportée durant ces négociations ? »
– « Comme-ci comme ça », répondit Barov en se raclant la gorge. « Même si ces commerçants étaient littéralement fascinés devant elle, Édith a fait preuve d’un total manque d’expérience en ce qui concerne les termes commerciaux spécifiques. Je pense que c’est lié au fait qu’elle n’a pas dû avoir beaucoup de contacts avec les marchands maritimes. Il faut savoir que dans la Région du Nord, le commerce et les échanges ne sont guère développés, contrairement à l’ancienne capitale où le trésorier était tenu de rendre chaque jour visite aux marchands des Fjords. Il fut un temps…»
– « Je vois », coupa Roland en s’apercevant que Barov faisait appel à ses souvenirs. « Dans ce cas, je vous prierai de bien vouloir faire davantage pour la former. »
Surpris, le vieux ministre bagaya :
– « Euh, mais… Votre Majesté, en fait elle… »
– « C’est décidé », répondit Roland, qui jubilait.
À en juger par la fréquence à laquelle Rossignol lui pinçait le dos, Barov ne disait certainement pas la vérité. Mais il ne se mêlait pas de ces petites rivalités entre ses subordonnés, à partir du moment où cela n’avait pas d’incidence sur leur travail. « Dites-moi, de combien la population de la Cité Sans Hiver a-t-elle augmenté ? Les résultats sont-ils conformes à nos attentes ? »
Il restait environ un mois avant la fin de l’année, mais depuis l’arrivée de l’hiver, les émissaires rentraient les uns après les autres à la Cité Sans Hiver, ce qui entraînait une réduction drastique des déménagements. Le chiffre actuel permettrait déjà de voir si l’objectif en matière de population était atteint.
En entendant évoquer ce sujet, Barov eût un large sourire. Ses rides se creusèrent tandis que son embarras se volatilisait :
– « Votre Majesté, l’Hôtel de Ville a fait le calcul. Plus de quatre-vingt mille personnes ont immigré dans la ville, dont la moitié spontanément. Si nous prenons en compte les autochtones des Districts Frontalier et de Longsong, la population de la Cité Sans Hiver atteint les cent dix mille habitants. » “
– « Vraiment ? » S’exclama Roland, ravi. « Vous dites que la moitié d’entre eux sont venus spontanément ? »
– « La plupart arrivent du centre du royaume et de la Région de l’Est. Ce n’était pas évident au printemps et en été, mais ce pourcentage a commencé à augmenter en automne. À ce rythme, les rebelles qui ont soutenu Timothy risquent d’avoir du souci à se faire l’an prochain. »
Cela était certainement dû au fait que Théo avait propagé la nouvelle concernant la défaite de l’Église dans la région de l’Est. Mais Roland, qui cherchait un prétexte pour les éradiquer totalement afin de donner à la région orientale un nouveau royaume stable et ordonné, espérait que ces nobles résisteraient plus longtemps.
– « Avez-vous fait les préparatifs pour l’hiver ? »
– « Oui, l’Hôtel de Ville s’en est chargé il y a deux mois », répondit Barov avec assurance. « Le Ministère de la Construction a demandé à Mlle Lotus de construire un lot d’habitations troglodytes entre les Montagnes Infranchissables et la Rivière Écarlate. Par ailleurs, nous avons fait une bonne provision de charbon de bois afin que chaque habitant puisse en recevoir un panier. »
Roland avait tellement mis l’accent sur le slogan « personne ne mourra de froid ou de faim » que l’Hôtel de Ville en avait fait son objectif administratif est l’appliquait désormais à toutes ses politiques.
Satisfait, le Roi acquiesça et dit :
– « Bien. Transmettez, je vous prie, mon message à Sophia et rappelez-lui de ne pas oublier l’instruction durant l’hiver. »
– « Entendu, Votre Majesté. »
– « Sachez que de plus, j’envisage de mener une guerre à petite échelle à la Région de l’Extrême Sud, sans toutefois affecter le fonctionnement de la Cité Sans Hiver. Lorsque Hache-de-Fer aura terminé le plan de bataille, je vous prierai de vous mettre en rapport avec lui afin de rassembler le nécessaire. » Voyant que Barov hésitait à répondre, Roland se dirigea vers lui et lui tapota l’épaule : « Ne vous inquiétez pas, je contrôle la situation. »
Barov parti, Rossignol se montra et, perplexe, demanda :
– « Êtes-vous certain que tout va bien ? Sans même utiliser mon pouvoir magique, j’aurais compris qu’il mentait de façon évidente au sujet d’Édith. »
– « Mais si je le critique pour cela, il se pourrait que plus jamais il n’ose réprimer ouvertement Édith » répondit Roland en appuyant ses mains sur le bureau. « Si nous voulons maintenir l’équilibre au sein de l’Hôtel de Ville, il faut que quelqu’un puisse modérer la Perle de la Région du Nord et pour autant que je sache, Barov est le seul à pouvoir le faire. »
– « Mais pourquoi voulez-vous la modérer ? Si elle est en mesure de gérer l’Hôtel de Ville, cela ne vous nuira en rien. »
– « Parce que… » Roland ne savait que répondre.
« C’est vrai », pensa-t-il. « Pourquoi voudrais-je qu’il modère Édith ? Aurais-je peur qu’elle ne devienne trop forte ?
C’est très peu probable. Je suis le Roi et il me suffirait d’un mot pour la faire remplacer. En outre, l’Hôtel de Ville n’étant pas autorisé à interférer avec l’armée, quand bien même elle en contrôlait tous les départements, elle ne constituerait pas une menace pour mon trône.
En fait, tous les employés de la mairie ayant été sélectionnés conformément aux avis de recrutement et payés par le Trésor, les éventuelles conséquences d’un changement de direction seraient minimes.
Serais-je inquiet que, derrière le dos de tous, elle falsifie mes décrets ? »
Cela ne risquait pas de se produire à la Cité Sans Hiver dans la mesure où il était informé de tous les commentaires au sujet de sa politique. Et comme la ville était limitée en surface, les messages lui parvenaient en temps réel.
Avant d’arriver dans ce monde, l’équilibre des pouvoirs était ce qu’il détestait le plus, en particulier sur son lieu de travail. Son patron, en effet, considérait cela comme une ruse de monarque et de ce fait, Roland le regardait avec mépris. Mais depuis qu’il était roi, il commençait à comprendre son importance … Si Rossignol ne lui avait pas rappelé, il serait peut-être devenu le genre de personne qu’il détestait le plus.
Si, en effet, le contrepoids était nécessaire, il ne devait en aucun cas devenir un jeu de pouvoir entre deux ou plusieurs personnes. Il était donc indispensable qu’il soit régi par des politiques, des structures et des lois. Sans outrepasser aucun de ces cadres, un(e) employé(e) devrait être encouragé(e) à utiliser pleinement ses capacités.
Roland laissa échapper une profonde inspiration et esquissa un sourire. Il était sur le point de remercier Rossignol pour lui avoir rappelé ceci lorsque soudain, il s’aperçut qu’elle regardait par la fenêtre et semblait totalement absorbée.
– « Regardez, il neige », murmura-t-elle.
Roland regarda à son tour et constata que d’innombrables flocons blancs descendaient silencieusement du ciel gris, semblables à des elfes à la démarche légère.
Les Mois des Démons avaient commencé.