Camilla partie, Cendres quitta le bureau.  

Elle s’assit en tailleur sur le tapis, mains tendues vers Tilly :

– « Venez par ici. »

– « Je vais bien… »

– « Inutile, de faire semblant », coupa Cendres. « Nous sommes seules. »

Tilly eut une grimace, puis, finalement, vint se blottir contre la jeune femme, le dos contre sa poitrine.

Les battements puissants et rythmés du cœur de Cendres qu’elle ressentait à travers ses vêtements l’apaisèrent et la rassurèrent.  

– « Merci », dit doucement la Princesse.

– « Ne vous en imposez pas trop », répondit son amie. « Si jamais la décision que nous avons prise s’avérait mauvaise, le pire qui puisse arriver est que nous soyons contraintes de rentrer à l’Île Dormante. » Puis, avec un doux sourire, elle ajouta : « Si vous partez, je suis certaine que Roland Wimbledon ne vous arrêtera pas dans la mesure où toutes les sorcières de l’association vous soutiennent. » Elle marqua une courte pause : « Du reste, vous n’avez pas besoin d’en parler de manière aussi résolue, vous n’en subirez que moins de pression. »

Tilly secoua la tête :

– « Si je veux convaincre les autres sorcières de m’accorder leur confiance, il faut d’abord que je sois moi-même convaincue. Si, de quelque manière que ce soit, je parais hésitante et confuse, tout cela ne mènera à rien. »

Même si elle paraissait très sûre de la décision prise, elle était tout de même un peu inquiète. Non pas au sujet de Roland, car en acceptant qu’elle continue à gérer ses sorcières par le biais des Sortilèges de l’Île Dormante, il lui avait exprimé ses dispositions d’esprit. Deux choses, cependant, la préoccupaient. Après avoir vécu en recluses durant près de deux ans, ces sorcières allaient-elles pouvoir s’intégrer à la Cité Sans Hiver ?  Les gens changeraient-ils d’avis au sujet des sorcières une fois que la Bataille de la Divine Volonté serait terminée ?

C’étaient là des risques à courir et des problèmes auxquels Tilly devait réfléchir.

Aux yeux des autres sorcières, elle semblait très confiante et courageuse. Seules quelques-unes connaissaient ses préoccupations. Outre sa propre sécurité, elle était désormais à la tête de plus de trois cents sorcières et si toutes les résidentes de l’île avaient pu se détendre après la défaite de l’Église, ce n’était pas le cas de la Princesse qui avait bien d’autres responsabilités.

– « Faites comme vous pensiez faire », dit Cendres en la prenant dans ses bras. « La migration n’aura pas lieu avant la fin des Mois des Démons. Si vos inquiétudes persistent, vous pourrez toujours menez une enquête approfondie durant le temps qu’il nous reste. »

– « La Jolie Dame est-elle prête à prendre la mer ? »

– « À tout moment. »

– « N’oubliez pas vos manuels et votre cahier d’exercices. Vous pourrez ainsi continuer d’apprendre durant le voyage. »   

– « Hmm… Si je me mets à lire dans la cabine, je vais avoir le mal de mer. »

– « Si vous voulez me protéger, vous devez devenir plus forte encore. Vous pourriez, par exemple, tenter de devenir une Transcendante légendaire. Comment voulez-vous gagner en puissance si vous n’étudiez pas ? »  

– « C’est bon, j’ai compris », marmonna Cendres, perturbée.   

– « Ne vous inquiétez pas. S’il y a quoi que ce soit que vous ne comprenez pas, n’hésitez pas à venir me trouver. Vous savez très bien que sur le navire, je n’aurai rien d’autre à faire. »  

– « D’accord, d’accord. Comme vous voudrez, Votre Altesse. »

« Heureusement que je ne suis plus seule », pensa Tilly. « Quoi qu’il advienne par la suite, il y aura toujours quelqu’un pour me tenir compagnie. »

– « Bien », répondit la Princesse. Elle ferma les yeux et sentit sa chaleur dans son dos. Ses lourdes responsabilités lui parurent soudain moins pesantes.

Au dehors, le vent continuait de souffler tandis qu’à l’intérieur, il faisait doux comme au printemps.  

Établir une chambre de commerce commune était une affaire compliquée dans la mesure où chaque contrat requérait de multiples amendements. Roland laissa donc à Barov et Edith le soin de les rédiger et reporta son attention sur l’opération hivernale en projet.  

Les Mois des Démons, cette année, viendraient sans doute beaucoup plus tard que ceux de l’année précédente car bien que ce fût le dernier jour d’automne, le ciel était gris mais rien encore n’annonçait la neige.   

C’était une bonne nouvelle pour la Cité Sans Hiver dans la mesure où plus les Mois des Démons arrivaient tard, plus l’équipe de construction avait le temps de construire des immeubles résidentiels.  

Selon les rapports de l’Hôtel de Ville, la Région de l’Ouest était plus riche en matériaux cette année que les années précédentes, en particulier dans le secteur des céréales. Le District de Longsong, en effet, avait produit dix fois plus de grain que la moyenne des dernières années. Heureusement que Petrov avait eu la présence d’esprit de faire construire des entrepôts à temps. La Forteresse ne pouvant pas conserver une telle quantité de céréales, la moitié de la récolte avait été envoyée dans le District Frontalier.

Avec suffisamment de grain, Roland se sentait rassuré quoi qu’il entreprenne.

Les munitions également étaient en quantité suffisante. Anna ayant amélioré la nouvelle génération de machines-outils et de machines de traitement, elles furent d’abord utilisées pour fabriquer et charger les balles, ce qui améliora considérablement la productivité. De ce fait, la pénurie de balles qui avait suivi la bataille contre l’Église était quasiment comblée.

Étant donnée qu’il avait suffisamment de céréales et d’armes, Roland ne put s’empêcher de penser à d’autres projets.

La Première Armée avait pour priorités d’arrêter les bêtes démoniaques et de garder la Cité Sans Hiver, cependant, il était dommage de laisser des milliers de soldats dans la ville. En effet, la majorité des bêtes démoniaques attaqueraient la grande brèche d’Hermès tandis que seul un petit groupe choisirait de passer par ce côté de la Forêt aux Secrets. Par ailleurs, la puissance de tir de l’armée était plus de dix fois supérieure à celle de l’année précédente. Dans de telles circonstances, certaines bêtes démoniaques communes ne pourraient même pas approcher les remparts.

D’ailleurs, s’il était impatient de faire d’autres projets, c’était parce que sur tout le continent, nul ne pouvait rivaliser avec la Première Armée, pas même les bêtes démoniaques. Lors des combats contre le Duc Ryan, il n’avait pas ménagé ses efforts et utilisé toutes les armes et tous les canons disponibles. À présent, il lui suffisait d’envoyer une troupe de cinq cents soldats pour venir à bout de tous les chevaliers qui oseraient les affronter.

De cette façon, pendant qu’une partie de l’armée défendrait les remparts, il pourrait envoyer une autre unité ouvrir un second champ de bataille. Cela serait-il un moyen de réduire le fardeau de l’expédition prévue l’année suivante ?  

Pour Roland, ce n’était pas une question délicate. Comme chaque année lors de l’arrivée des Mois des Démons, d’abondantes et interminables chutes de neige paralyseraient totalement la Région de l’Ouest. Le transport terrestre ne poserait plus de problème dans la mesure où la Cité Sans Hiver possédait des dizaines de navires de transport en ciment. La Première Armée pourrait ainsi transporter soldats et matériel par la Rivière Écarlate.  

Si l’organisation était efficace, la Cité Sans Hiver serait parfaitement en mesure de gagner deux batailles simultanément.

« Hé », pensa Roland, « Cela s’apparente un peu à un monopole. »

Après avoir reçu la lettre de Hill, Roland avait ordonné à la Région du Nord de se tenir prête à entrer en guerre. Ce n’était pas une plaisanterie car si Aban Misra, le Roi de l’Aube, avait fait fi de ses avertissements et arrêté l’Ambassadeur et sa suite, il devrait modifier ses plans et contraindre prioritairement Alban à les libérer. Cependant, une guerre transfrontalière nécessitait un soutien logistique considérable. Si les soldats étaient moins nombreux, ils ne pourraient pas poursuivre le combat. De plus, le plateau d’Hermès qui était gardé par l’Église pouvait à tout moment s’effondrer. Ce n’était donc pas le meilleur moment pour déclarer une guerre à un pays voisin.

Fort heureusement, la délégation était rentrée saine et sauve. Il allait donc pouvoir cibler un endroit plus proche de la Région de l’Ouest.

La porte du bureau s’ouvrit et Hache-de-Fer entra :

– « Votre Majesté, vous avez demandé à me voir ? »

– « Cela vous plairait-il de revoir votre ville natale cet hiver ? Si vous partez maintenant, il ne devrait plus faire trop chaud là-bas. » Roland déploya une carte très approximative de Graycastle et désigna le coin légèrement surélevé du Sud : « Si je me souviens bien, Echo et vous êtes originaires du pays du désert ? »

Il souhaitait, en effet, profiter de l’hiver pour conquérir la Région de l’Extrême Sud, patrie du Clan Mojin.