Même si le fait de traverser les bois les ralentissait considérablement, le voyage se passa bien.
Trois jours plus tard, alors qu’ils étaient encore à des kilomètres de la frontière, Joël rencontra une troupe de soldats de Graycastle qui arpentaient la route et les reconnut à leur uniforme de cuir marron et aux longs fusils qu’ils portaient sur le dos.
Il suivit l’armée jusqu’à la Cité de la Nuit Éternelle où il rencontra le Duc Kant et comprit enfin ce qui se passait. Ayant reçu le message de Hill, Sa Majesté Roland avait aussitôt envoyé deux lettres confidentielles, la première pour ordonner au détachement de la Première Armée en faction à Deepvalley de former quatre troupes et de pénétrer dans le royaume de l’Aube à partir des quatre intersections frontalières afin de renforcer le personnel diplomatique qui tentait de fuir le pays. Quant à la seconde, elle informait le Duc de la Région du Nord de se préparer à la guerre et de commencer à rassembler des fournitures militaires comme du grain, du coton, des chevaux et des chariots. Lorsque le gros des troupes serait arrivé dans la Région du Nord, ils pourraient aussitôt déclarer la guerre au Royaume de l’Aube.
– « Fort heureusement », conclut le Duc avec un long soupir de soulagement, « vous voilà sains et saufs. »
Joël se sentait flatté, mais ce qui le toucha le plus, ce fut d’apprendre comment son vieil ami avait réagi à cet incident.
Même s’il savait pertinemment que le plus important à ses yeux était les quatre sorcières qui accompagnaient la délégation, son nom, cependant, figurait en premier sur la lettre.
Se voyant si bien considéré, il estima qu’il n’avait pas à se plaindre des souffrances et des frayeurs qu’il avait endurées.
L’Ambassadeur écrivit en retour une longue missive relatant tout ce qui s’était passé au cours de leur retraite et la remit au Duc afin qu’il la transmette au Roi dans l’espoir que celui-ci pourrait mettre fin aux tensions militaires dans la Région du Nord. Hill avait raison : Sa Majesté prenait les choses très au sérieux.
De plus, il avait été très surpris par la vitesse de réaction de la Première Armée. Mis à part le temps nécessaire aux pigeons voyageurs pour faire l’aller-retour, les soldats, qui à l’origine avaient pour mission de faire obstruction aux forces résiduelles de l’Église et de lutter contre les bêtes démoniaques, avaient réussi à mener l’opération le jour même de l’arrivée de l’ordre. Pour autant qu’il sache, il fallait au moins deux semaines aux nobles pour rassembler des chevaliers, des mercenaires, des hommes libres et former les équipes pour mener à bien leurs missions. Il suffisait que la surveillance se relâche lors de la dispersion des troupes pour que les mercenaires, payés d’avance, disparaissent en une nuit.
Si son vieil ami était parvenu à prendre la Cité du Roi en un jour, c’était sans doute grâce à son armée. Les forces militaires de Sa Majesté étaient, en effet, bien au-dessus de celles de tous les autres nobles, et ce pas seulement en terme d’armement.
L’Ambassadeur n’était pas seul : tout le royaume le soutenait et luttait à ses côtés. Il était pour lui comme une épée acérée. À cette pensée, il se sentit grisé et eut l’impression qu’un feu brûlait dans sa poitrine.
À présent, seule N°76 l’inquiétait encore.
Elle lui avait fait promettre que le premier des deux qui arriverait à destination accrocherait un drapeau à quatre couleurs dans un endroit visible. Le Duc Kant avait bien ordonné à ses hommes de fouiller chaque recoin de la Cité de la Nuit Éternelle, mais en vain.
Maintenant qu’ils vivaient dans la maison aménagée par le duc, Joël installa donc un mât doté d’un drapeau à quatre couleurs devant la porte : lorsque N°76 arriverait au centre-ville, elle ne pourrait pas le manquer.
Pour tout dire, il n’était pas le seul à s’inquiéter pour la jeune femme. Lorsqu’il regardait par la fenêtre, l’Ambassadeur voyait souvent Annie et Amy attendre sous le mât, espérant voir revenir leur amie saine et sauve. Au fur et à mesure qu’ils apprenaient à se connaitre, Annie avait changé d’attitude envers lui. Au moins ne le regardait-elle plus avec méfiance.
Les hommes de Hill avaient tenté à plusieurs reprises de le convaincre de partir au plus vite pour la Région de l’Ouest, le magicien n’ayant pas hésité à lui dire qu’il y avait peu de chances que N°76 parvienne à rester en vie tout en faisant diversion auprès des chevaliers. Si ces hommes n’étaient pas à leur recherche, elle serait arrivée au village frontalier dès le lendemain et aurait rallié la Cité de la Nuit Éternelle avant eux. Rien de tout cela ne s’étant produit, il devait se rendre à l’évidence : la jeune femme était probablement morte.
Même s’il savait que le magicien avait raison, Joël voulait attendre encore quelques jours, ne serait-ce que pour les paroles qu’elle avait prononcées lors de leur séparation :
« Lorsque les choses iront mieux, je vous retrouverai dans la région frontalière de Graycastle. Surtout, attendez-moi! »
Depuis qu’ils étaient séparés, Joël comprenait enfin pourquoi il ressentait ce sentiment étrange.
N ° 76 portait un nom d’esclave, mais jamais il ne l’avait traitée comme telle, ni chez les Marchands Noirs, ni au Royaume de l’Aube.
Si elle revenait vivante, il avait décidé de lui rendre sa liberté.
Mais sa décision arrivait trop tard.
Trois jours passèrent. Il envisageait de quitter la Région du Nord dès le lendemain lorsque soudain, il y eut un revirement de situation. Une voiture s’arrêta près du mât. Le cocher semblait vouloir se renseigner auprès des gardes, sans toutefois oser le faire. Joël, qui regardait par la fenêtre, l’aperçut mais avant même qu’il n’ait pu sortir, Annie et Amy étaient déjà montées dans la voiture.
N ° 76 était de retour!
Toute la délégation avait appris la nouvelle et le Duc Kant lui-même, plein de curiosité, voulut voir la brave domestique qui avait eu le courage de se sacrifier.
Cependant, elle n’allait pas très bien. Son corps était couvert d’ecchymoses et elle pouvait à peine bouger en raison de fractures à la main droite et au pied gauche.
En apercevant Joël, la jeune femme cligna des yeux et réussit à sourire :
– « Monsieur… », dit-elle, « merci de m’avoir attendue. »
Tout à coup, il se sentit totalement soulagé :
– « Je suis si heureux de vous revoir! »
Ils passèrent la nuit à la Cité de la Nuit Éternelle afin de laisser le temps à N°76 de se remettre un peu puis se rendirent à Deepvalley où ils prirent un bateau pour quitter la Région du Nord.
Les jours suivants, la jeune femme raconta à Joël ce qui lui était arrivé après son départ.
Les chevaliers de la Cité de Lumière l’avaient rattrapée avant le coucher du soleil. Afin de gagner un peu de temps, elle avait détaché ses chevaux, les incitant à galoper dans la direction opposée dans l’espoir de ralentir les chevaliers qui accéléraient tandis qu’elle-même tentait de fuir dans les montagnes qui bordaient la route.
Peu de temps après, elle fut arrêtée par un cours d’eau.
Consciente que si jamais elle se faisait prendre, elle n’y survivrait pas, la jeune femme sauta de la falaise haute de trente mètre. Heureusement, il y avait de chaque côté du précipice des branches et des plantes grimpantes qui amortirent sa chute mais hélas, sa tête heurta un rocher et se mit à saigner tandis que des pierres se détachaient, lui brisant la main et le pied. Elle tomba inconsciente dans le ruisseau.
Les chevaliers renoncèrent à la poursuivre, sans doute parce qu’ils n’avaient pas trouvé de chemin sûr pour descendre en contrebas ou parce qu’ils la croyaient morte. Lorsqu’elle reprit conscience, la nuit était déjà bien avancée. Elle utilisa l’eau fraîche pour se maintenir éveillée et de temps à autres, elle attrapait quelques petits poissons ainsi que des crevettes.
Deux jours plus tard, elle fut retrouvée par des pêcheurs de la région qui lui sauvèrent la vie.
Si Héroïne pouvait supprimer sa douleur, elle ne pouvait pas guérir ses blessures. Il ne leur restait plus qu’à se rendre dans la Région de l’Ouest en espérant que là-bas, une sorcière pourrait la soigner.
« Quoi qu’il en soit, elle est vivante! », pensa Joël qui se tenait à la proue tandis que, toutes voiles au vent, le navire voguait vers la Cité Sans Hiver.