« Bon sang, n’ont-ils pas convenu de ne plus jamais se revoir ? Ce n’était que pure courtoisie lorsqu’il disait « En cas de difficulté, je vous en prie, n’hésitez pas à contacter l’Ambassadeur » ! » Déplorait Joël en silence.
Il échangea un regard avec Otto, puis, après un moment d’hésitation, répondit :
– « Amenez-la-moi. »
Si le véritable acheteur n’avait pas été présent, Joël aurait préféré se trouver des excuses telles que “l’Ambassadeur n’était pas disponible pour le moment.”
Quelques secondes plus tard, N° 76 introduisait la jeune fille dans la pièce. C’était en effet Amy, le dixième article de la vente aux enchères des “Marchands Noirs”.
Sitôt arrivée, la sorcière, paniquée, saisit le bras de Joël.
– « Monsieur, aidez-nous, je vous en prie. Annie et les autres sont en danger! »
– « En danger ? » Répéta l’Ambassadeur qui n’y voyait pas un bon signe. « Doucement, doucement! Asseyez-vous d’abord », dit-il en lui tapotant l’épaule. « Racontez-moi ce qui s’est passé exactement. »
– « On nous a retrouvées! » Dit Amy, à bout de souffle, d’une voix entrecoupée. « De nombreux patrouilleurs ont encerclé l’orphelinat et bloqué les routes à proximité. Plusieurs troupes de chevaliers …fouillent les bâtiments l’un après l’autre à la recherche de sorcières. Les autres sont encore piégées à l’intérieur …Je vous en prie, aidez-les! »
– « Parce qu’il n’y a pas que vous et Annie ? »
– « Non, il y a également Héroïne et Épée Brisée. Comme Héroïne a perdu ses jambes, Annie est contrainte de la porter sur son dos. »
Joël en eût le souffle coupé. Une seule suffisait déjà à lui donner du souci, alors quatre!
– « Comment avez-vous pu vous échapper ? » Demanda-t-il.
– « Comme nous n’avions presque plus rien à manger, je suis allée acheter des provisions. Lorsque je suis revenue, il y en avait partout! »
Elle réprima avec peine un sanglot.
Joël se trouvait dans une position très difficile car s’il portait le titre d’Ambassadeur de Graycastle, le jeune homme n’avait aucun pouvoir exécutif réel. Il lui était par conséquent impossible d’arrêter les patrouilleurs. En outre, cette opération avait sans doute été ordonnée par le Roi de l’Aube, vexé lors de l’audience à la cour. S’il venait maintenant à se faire remarquer pour protéger les sorcières, les conséquences en seraient sans doute plus sérieuses qu’une simple expulsion du palais.
– « Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien », dit N ° 76 d’un ton réconfortant en tapotant doucement le dos d’Amy . « Sir Joël doit certainement savoir comment les ramener saines et sauves. »
« Pas du tout! » Pensait l’Ambassadeur.
Si Amy avait, comme il le lui avait suggéré, demandé la protection de Roland, rien de tout ceci ne serait arrivé.
– « Et M. Hill ? » Demanda Otto.
– « Je l’ignore. Il ne me rend jamais de comptes et la plupart du temps, lorsque j’ai besoin de lui, je ne le trouve pas », répondit Joël en fronçant les sourcils. « Si vous voulez le voir, j’ai bien peur qu’il ne vous faille revenir après dîner. »
– « …Je vais d’abord rencontrer le Comte Quinn, Premier Ministre du Roi et responsable de la patrouille. Peut-être pourrait-il les aider à s’échapper. »
– « Une minute! Pensez-vous qu’il vous écoutera ? »
– « Je n’en ai aucune idée, mais cela vaut la peine de tenter », répondit Otto en lui lançant un regard où se lisaient des émotions mitigées. « Vous souvenez-vous de la sorcière dont je vous ai parlé précédemment ? Son nom est Andrea Quinn. C’est la fille du Comte. »
Le temps parut interminable à Joël qui restait là devant la fenêtre à regarder dehors pendant que, de son côté, N°76 faisait un travail formidable en réconfortant Amy.
La jeune fille, en effet, finit par se calmer et s’endormit dans son fauteuil.
Sans doute était-elle épuisée par le long trajet, cela dit, elle était plutôt confiante pour s’endormir ainsi dans un endroit pareil.
Tôt dans la soirée, Hill Fawkes revint à la résidence de l’Ambassadeur.
– « Où étiez-vous ?»
Joël n’eût pas plutôt posé sa question qu’il aperçut trois personnes derrière Hill. Tous le suivirent dans la salle.
Pour dire vrai, il s’agissait de deux personnes et demie.
L’une d’elles avait même une demi-tête de plus que Hill. Son visage était taché de sang et ses yeux brillants très observateurs. C’était la même Annie qui, chez les Marchands Noirs, avait volé au secours d’Amy. Elle portait sur son dos une jeune fille aux cheveux violets qui, probablement pour des raisons de commodité, était étroitement attachée à elle par deux sangles qui lui enserraient la taille et les épaules.
À son pantalon pendant, Joël devina qu’il devait s’agir d’Héroïne.
La dernière personne à entrer était à peu près de la même taille que N°76. Frêle et émaciée, elle avait des cheveux argentés qui lui descendaient jusqu’aux épaules et se tenait la taille comme si elle avait été grièvement blessée.
Réveillée par le bruit de leurs pas, Amy resta un moment stupéfaite une seconde avant de se jeter au cou d’Annie.
– « Dieu soit loué, vous avez pu toutes vous échapper! Ces chevaliers vous ont-ils blessées ? »
– « Personnellement, je vais bien, mais Épée Brisée a consommé beaucoup de pouvoir magique. »
– « Je me suis fait tant de souci pour vous… »
Amy, qui ne pouvait plus retenir ses émotions, éclata en sanglots.
– « Annie est là, nous n’avons plus rien à craindre à présent », dit Héroïne pour la réconforter.
Joël resta bouche bée.
– « Comment les avez-vous trouvées ? » Demanda Joël, stupéfait.
– « C’est une longue histoire. Mais elles doivent partir au plus vite! »
Hill saisit la main de l’ambassadeur et l’attira dans la chambre : « Écoutez-moi. Vous allez devoir quitter la Cité de Lumière avant la fermeture de la porte. Cinq chariots vous attendent.
Les deux premiers transporteront du blé et des fruits et vous prendrez les trois autres… »
– « Attendez une seconde », interrompit Joël. « Vous avez bien dit… “vous” ? »
– « Oui, vous et les sorcières. Moi, je reste ici », répondit Hill en soulignant chaque mot. « Si nous ne voulons pas entraver les plans de Sa Majesté, nous devons rester en contact avec le Royaume de l’Aube. »
– « Mais je suis l’Ambassadeur! »
– « C’est précisément pourquoi vous devez partir », répondit Hill qui, en cet instant difficile, semblait encore plus solennel que d’habitude. « Regardez, ce n’est pas moi qui ait sauvé ces trois sorcières. »
– « Comment ? » S’écria Joël, surpris. « Ce n’est pas vous ? »
– « Mes oiseaux traînent toujours autour de la Place des Tournois. À défaut de trouver les sorcières, je me suis dit que ce serait une bonne idée d’espionner mes rivaux pour voir comment ils s’y prennent pour les localiser. Les informations m’étant parvenues juste après le départ des chevaliers, le temps que j’arrive sur place, les bâtiments avaient déjà été assiégés. Seuls les Rats des Rues Sombres pouvaient encore intervenir. »
– « Vous avez donc acheté leurs services ? »
– « Depuis mon arrivée au Royaume de l’Aube, Je suis en contact avec les Rats locaux. Même si cela me coûte cher, je fais parfois appel à eux en cas de crise », répondit Hill à voix basse. « Ceci dit, lorsqu’avec leur aide j’ai pu retrouver la trace des sorcières, celles-ci s’étaient déjà enfuies. »
– « N’est-ce pas une bonne chose ? Je vais demander à Denise de les faire sortir d’ici. Faisons comme si rien ne s’était passé… »
Hill secoua la tête :
– « Ce n’est pas si simple. Le roi de l’Aube savait déjà où se trouvaient ces sorcières. Il a suffisamment de gens à sa disposition pour retourner tous les bâtiments. Comment se sont-elles échappées ? Je ne vois qu’une seule explication : on les a laissées partir. Peut-être, en agissant ainsi, Alban espère-t-il découvrir d’autres sorcières ? À moins qu’il ne cherche à savoir qui est leur protecteur. »
Joël déglutit avec peine.
« Si tel est effectivement le cas, il serait trop risqué de s’attarder à la Cité de Lumière. Le mieux est de partir au plus vite », poursuivit Hill. « Si vous parvenez à ramener quatre sorcières à Sa Majesté, vous y gagnerez beaucoup plus qu’en remplissant vos fonctions d’Ambassadeur. »
– « Et vous… » demanda Joël, hésitant. « Si jamais vous vous faites prendre… »
– « Ils peuvent arrêter une personne portant un nom légitime, mais pas un homme anonyme qui se cache secrètement dans l’ombre. À leurs yeux, je n’existe pas », ricana Hill. « Personne ne remarquera qu’un garde de la délégation a disparu. Par ailleurs, Otto me couvrira. Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit ? Je ne suis qu’un simple saltimbanque. La prochaine fois que vous viendrez au Royaume de l’Aube, vous verrez sans doute dans cette ville prospère une nouvelle troupe d’acrobates.