Roland se versa une tasse de thé et regarda Rossignol :
– « Vous en voulez ? »
– « Volontiers, merci. »
Allongée sur le canapé, un livret dans une main et un morceau de poisson séché dans l’autre, elle lisait avec beaucoup d’intérêt une nouvelle pièce que May venait d’écrire.
Après sa conversation avec Anna, elle avait disparu deux jours durant. À son retour, elle semblait soulagée et avait retrouvé sa liberté d’antan. Elle lui souriait constamment et parfois, le regardait avec des yeux pétillants de vitalité.
Exactement comme en cet instant.
Les pieds posés sur la table basse, les plis de sa robe déplacés sur le côté, elle exhibait ses longues jambes minces moulées dans des bas noirs. Sa présence ne semblait guère la gêner et elle ne reprenait une posture décente que lorsque quelqu’un entrait. Avec cette attitude, Roland avait bien du mal de se concentrer. De temps à autres, et ce malgré lui, il jetait un regard sur le côté. De ce fait, la matinée était déjà bien entamée qu’il n’avait pas terminé un seul plan.
« Je savais bien que je n’aurais jamais dû demander à Soraya de peindre ces jambières qui ressemblent à des bas », se dit-il en lui-même.
Il lui tendit une tasse de thé délicatement parfumé :
– « voici pour vous. »
La jeune femme posa le livret et prit la tasse à deux mains. Elle huma le breuvage et dit :
– « Hmm… comme cela sent bon! Auriez-vous la bonté d’y ajouter un morceau de sucre ? »
En effet, elle appréciait le sel et le sucre et pouvait manger autant qu’elle le voulait sans jamais grossir. Durant sa léthargie, la sorcière avait beaucoup maigri mais dès son réveil, elle retrouva très vite son apparence normale. Par contre, on aurait dit qu’elle possédait une limite supérieure de poids : elle cessait de grossir sitôt qu’elle l’avait atteinte.
Au début, Roland lui répétait sans cesse de ne pas trop manger pour ne pas s’empâter mais très vite, il avait réalisé que cela ne lui posait aucun problème.
Il ajouta un morceau de sucre à sa tasse de thé et retourna à son bureau.
Mais après avoir tracé quelques traits, la curiosité l’emporta :
– « Rossignol ? »
– « Hmm ? »
– « Qu’est-ce qu’Anna vous a dit exactement? »
– « Eh bien… » Elle se leva prestement du canapé et, en un instant, apparût assise sur son bureau : « C’est un secret. »
– « Vous ne pouvez pas me le dire ? »
Elle eut un moment d’hésitation, après quoi, secouant la tête, elle répondit :
– « Non, j’ai donné ma parole à Anna. S’il ne tenait qu’à moi, je vous dirais tout ce que vous voulez savoir mais… elle m’a demandé de tenir ma langue pour le moment. »
– « Bien, je vois. »
Roland n’insista pas et prit une gorgée de thé. Certes, il pouvait très bien poser directement la question à Anna, mais en tant que personne ne possédant un quotient émotionnel normal, il était préférable pour lui de cesser d’en parler.
À voir la réaction de Rossignol, il savait au moins qu’Anna n’était pas fâchée.
Il reprit sa plume, prêt à se remettre au travail lorsque soudain, Rossignol lui dit :
– « merci. »
Stupéfait, Roland leva les yeux et croisa son regard :
– « Mais de quoi ? »
Ses longs cheveux blonds brillaient sous le chaud soleil d’automne, sa peau était lumineuse et son visage plus beau que jamais. Le temps sembla s’arrêter :
– « Merci de lui avoir fait part de mes sentiments. »
Dans l’après-midi, de bonnes nouvelles arrivèrent du Ministère de la Construction. La première aciérie de la Cité Sans Hiver, un projet récemment conçu par Roland, venait d’être achevée au pied du Versant Nord.
Bien qu’elle portât le nom d’aciérie, l’usine ressemblait davantage à un simple hangar de fer contenant un nouvel équipement haut de gamme. À la différence des fours précédents, celui-ci était en acier, soutenu par une grille angulaire et recouvert d’un revêtement résistant à la chaleur. Sa surface, d’un gris sombre et terne, donnait à l’appareil un air imposant et lourd sous la lumière du soleil.
Lorsque Roland, accompagné des fonctionnaires de l’Hôtel de Ville, arriva sur les lieux, de nombreux travailleurs expérimentés et curieux entouraient le nouveau four.
– « Votre Majesté, ce four est-il vraiment en mesure de produire de l’acier ? Il n’a même pas de cheminée. »
Lesya, du Ministère de la Construction avait posé la même question, cependant, il l’avait construit en parfaite conformité avec les plans de Roland.
Tous les composants de ce convertisseur avaient été réalisés par Anna et grâce à Colibri qui les allégeait, la construction n’avait pris qu’une semaine.
Roland sourit :
– « Dans la nature, le feu n’est pas la seule chose qui produise de la chaleur. Que les ouvriers se préparent pour le premier essai. »
Roland avait comparé les trois techniques les plus couramment utilisées en sidérurgie : les fours à foyer ouvert, les convertisseurs et les fours électriques. N’ayant pas encore les moyens requis, il avait aussitôt écarté ces derniers et, après mûre réflexion, se décida pour un convertisseur.
Le four à foyer ouvert, dont la structure était la plus simple, était similaire à une fonderie traditionnelle en termes de fonctionnement mais présentait un inconvénient majeur en matière de consommation d’énergie. Pour fabriquer de l’acier, il requérait une énorme quantité de combustible, ce qui risquait, à court terme, de menacer l’approvisionnement déjà limité de la Cité Sans Hiver.
Étant donné que ses mines de charbon, situées à la source de la Rivière Écarlate, étaient éloignées et que sa cokerie récemment mise en service pouvait difficilement répondre aux besoins du haut fourneau, la ville risquait de se trouver très vite en pénurie s’il faisait le choix d’un four à foyer ouvert.
Un convertisseur, par contre, ne nécessitait que très peu de combustible. Il utilisait la chaleur générée par l’oxydation des impuretés contenues dans la fonte – telles que le manganèse, le silicium et le carbone – pour maintenir le fer liquide à une température élevée.
Par ailleurs, le four à foyer ouvert présentait d’autres inconvénients : il nécessitait une grande surface et le processus de fonte était beaucoup trop long. Si l’on voulait faire le meilleur usage possible du combustible, il aurait fallu construire un régénérateur afin de chauffer l’air à l’avance et appliquer cette technique à chaque fournée d’acier liquide, ce qui nécessiterait plus d’une demi-journée.
En comparaison, un convertisseur occupait beaucoup moins de place dans la mesure où il ne nécessitait aucun dispositif supplémentaire, de même pour le conduit de coulée. Il était également beaucoup plus efficace.
En effet, le processus ne nécessitait que quelques dizaines de minutes, durée qui pouvait être réduite à un quart d’heures avec une technologie adaptée.
C’est en considération de ces deux points que Roland avait décidé de choisir le convertisseur comme équipement principal pour la production d’acier de la Cité Sans Hiver.
Aidés d’une machine à vapeur, les ouvriers chargèrent une bonne quantité de lingots de fer bruts dans le four en forme de poire.
– « Anna, allumez le feu, » dit Roland.
La jeune femme acquiesça, monta les escaliers qui menaient au sommet du convertisseur et convoqua son Feu Noir pour fondre les lingots. Peu de temps après, on put voir sur son visage les reflets du métal liquide bouillant et rouge.
Il prévoyait d’utiliser à grande échelle le fer liquide produit par le haut fourneau pour cette aciérie, c’est la raison pour laquelle il l’avait faite construire dans la zone des fours.
– « Maintenant », dit-il au chef de l’équipe de sidérurgie, « suivez mes instructions : insérez le conduit de soufflage dans la bouche du four. »
Quoique ce fût la première fois qu’ils utilisaient un convertisseur, pour ces travailleurs expérimentés qui avaient déjà manipulé des équipements similaires, contrôler ce tuyau n’était pas plus difficile que de gérer une remorque. La machine à vapeur se remit à gronder et un tuyau d’acier descendit lentement dans le four par le sommet.
L’autre extrémité du tuyau fut reliée à un tube flexible gainé qui menait à une pompe à air entraînée par une machine à vapeur. Lorsque l’air riche en oxygène était aspiré dans le convertisseur, les flammes faisaient rage à l’embouchure du four. Des étincelles oranges jaillissaient, ressemblant à des feux d’artifice tandis que les flammes blanches aveuglaient les gens qui avaient bien du mal d’ouvrir les yeux.
Les fonctionnaires furent émerveillés par cette scène spectaculaire.
Roland senti l’air chaud souffler sur son visage et éprouva un sentiment d’accomplissement.
À ses yeux, ces flammes symbolisaient l’entrée de l’humanité dans une nouvelle ère.