Une Pierre de Lumière à la main, Banach Lothar descendait pas à pas dans les profondeurs des grottes des Marchands Noirs.
La rampe était si raide que même aidé de serviteurs, il trébuchait tout au long du chemin.
« Je suis vieux à présent », pensa-t-il tristement.
Dès l’âge de 20 ans, il avait repris l’entreprise familiale et créé une gigantesque Chambre de Commerce, riche et puissante. Depuis ce jour, il n’avait cessé de jongler entre combats et excitation, avec une intensité impossible à décrire. Il n’avait peut-être qu’un titre honorifique de chevalier, cependant sa réputation et son statut valaient largement ceux des trois grandes familles nobles du Royaume de l’Aube.
Malheureusement, il n’y avait aucune certitude qu’il puisse léguer sa fortune aux générations futures. En effet, si la Chambre de commerce continuait à se développer, ses fondations étaient menacées. Afin de la renforcer, il avait fait appel à bon nombre de grands hommes d’affaires, voire à de hauts aristocrates. Mais si, de son vivant, ceux-ci constituaient un soutien fiable et des instruments utiles, qu’allait-il se passer lorsqu’il disparaîtrait ? Seraient-ils prêts à conserver leurs postes ?
Il n’était pas nécessaire de chercher bien loin la réponse.
Banach avait cinq fils et une fille, le plus remarquable étant son quatrième, Victor Lothar. À vingt et un ans à peine, il se révélait extrêmement doué pour les affaires. Cependant, il n’avait pas encore les épaules assez larges pour maîtriser ces rusés partenaires, c’est pourquoi son père craignait qu’en tentant de les contraindre à accepter que Victor prenne sa suite, il ne se heurte à de fortes oppositions. Ceci d’autant plus que la Chambre de Commerce n’était pas la propriété privée des Lothar.
Le cas échéant, elle serait anéantie et, pire encore, ses enfants pourraient perdre la vie.
Et s’il abandonnait l’immense structure à laquelle il avait consacré toute sa vie ?
Banach était vraiment réticent à cette idée.
Soudain, tout à ses pensées, il glissa.
Aussitôt, les domestiques se précipitèrent pour le retenir par le bras.
– « Faites attention où vous mettez les pieds, Monsieur! »
Banach tituba sur quelques mètres mais parvint à rester debout.
De toute évidence, il avait perdu la vigueur de la jeunesse.
À 69 ans, combien de temps pourrait-il encore descendre une pente si raide ?
Il fallait faire vite.
Il se souvint de la promesse de l’Oracle et sentit la flamme de l’espoir se ranimer dans son cœur.
S’il voulait résoudre à jamais ce problème en apparence insoluble, il n’avait pas d’autre choix que de devenir l’un d’eux.
Progressivement, la pente s’adoucit et de l’air humide lui parvint. Banach entendait vaguement le bruit de la rivière souterraine qui frappait le rocher. On aurait dit un roulement de tonnerre continu, monotone mais solide. Pour être honnête, il n’aimait pas cet endroit, certes suffisamment secret mais où il ne se sentait pas du tout en sécurité. En effet, son éternelle crainte était qu’un jour les parois cèdent sous le courant et que l’eau engloutisse complètement la grotte.
Quelques cas similaires s’étaient déjà produits dans ces cavernes où, en raison du reflux de la rivière souterraine, plusieurs tunnels, devenus de profonds bassins, avaient dû être fermés. Les Marchands Noirs n’occupaient en fait qu’une partie de ces grottes. Si Banach en avait encore le temps, il en ferait sans doute une ville souterraine.
Tandis qu’il arrivait au bas de la rampe, la lumière s’assombrit. Si la Pierre de Lumière brillait encore, elle n’éclairait plus assez pour qu’il puisse distinguer les parois rocheuses dans la mesure où la caverne s’élargissait considérablement.
Là, le bruit de courant souterrain devenait extrêmement fort, comme s’il se trouvait juste au-dessus d’un affluent.
Au fin fond de la caverne, il aperçut deux flammes jaunes qui brillaient au loin : c’étaient les gardes envoyés par l’Oracle pour le récupérer.
– « Bien », dit-il, « Attendez-moi ici. »
– « Mais Monsieur, le chemin est encore long… » Répliquèrent les domestiques, inquiets.
– « Tout ira bien. Je dois faire seul ce dernier bout de chemin », expliqua calmement Banach.
Étant donné qu’il s’agissait d’un homme dont l’autorité était établie depuis de nombreuses années, les serviteurs n’osèrent pas insister.
– « Bien, Monsieur », dit l’un d’eux, « mais je vous en prie, soyez prudent! »
Banach sortit du tunnel et se dirigea prudemment vers le centre de la grotte, là où se trouvait le cœur des cavernes, dont la forme étrange évoquait celle d’une île. Un mince pont de pierre reliait l’îlot rocheux central à la rampe. Tout autour, c’était le vide, un abîme dont on ne voyait pas le fond. Il s’engagea sur l’étroit passage. Les ténèbres étaient si épaisses que la Pierre Magique n’éclairait pas à plus de dix mètres. S’il n’avait pas été guidé par la lumière jaune à l’extrémité du pont, le vieil homme aurait pu penser qu’il marchait dans l’abîme infernal, l’eau qui grondait en contrebas évoquant les plaintes de fantômes et de mauvais esprits.
Peu à peu, la brume se dissipa mais la vapeur d’eau était si condensée que la portée de la lumière diminua encore. Il lui fallait être particulièrement prudent en raison de la possible présence de mousses sur le pont. S’il venait à glisser, l’Oracle lui-même ne pourrait pas le sauver.
L’air était particulièrement humide.
Enfin, Banach Lothar atteignit îlot rocheux, haletant.
Les gardiens de l’Oracle se retournèrent :
– « Suivez-nous. Voilà longtemps que le Maître Oracle vous attend. »
Il n’y avait pas de temps pour les plaintes.
Le vieil homme prit une profonde inspiration et emboîta le pas aux deux gardes.
Le sommet de cette colline rocheuse mesurait environ dix pas de large et l’Oracle se trouvait au cœur de l’îlot. Avant d’emprunter les marches de pierre qui contournaient la colline, Banach remarqua une caverne extrêmement spacieuse de l’autre côté de l’îlot, beaucoup plus proche de lui que le tunnel d’où il venait et parfaitement symétrique à celui-ci. C’était une caverne de forme ronde et, à la lumière de la Pierre Magique, il pouvait distinguer ses contours parfaitement lisses, comme si elle avait été sculptée de main d’homme.
Si ses présomptions étaient exactes, les gardiens de l’Oracle empruntaient ses passages pour rejoindre le Royaume de l’Aube.
Enfin, le vieil homme arriva au cœur de l’îlot rocheux. Il était si fatigué qu’il ne pouvait même plus se redresser.
Heureusement, l’Oracle n’en prendrait pas ombrage.
Les gardes lui apportèrent un coussin moelleux et l’invitèrent à s’asseoir dans la salle de pierre d’environ 10 mètres carrés. Puis ils tirèrent une lourde tenture afin d’isoler la caverne du grondement du courant.
– « Êtes-vous prêt ? » Demanda l’un d’eux.
Banach épongea la sueur qui perlait sur son front :
– « Oui », répondit-il, plein d’espoir en dépit de sa fatigue. « Je souhaite rencontrer le Maître. »
Il n’avait pas terminé de parler que soudain, la Pierre de Lumière qu’il tenait à la main se mit à scintiller, de même que celles des gardes. L’une après l’autre, les trois Pierres Magiques s’éteignirent et ils se retrouvèrent plongés dans les ténèbres.
Le vieil homme n’en fut pas surpris car ce n’était pas la première fois qu’il était témoin d’un tel phénomène. Cependant, il était fasciné et impressionné par la puissance de l’Oracle. Bientôt, un voile de lumière pourpre monta du sol et l’obscurité fit place à un autre décor.
Il se trouvait toujours dans les profondeurs mais cette fois, c’était de la lave rouge qui coulait sous ses pieds. D’innombrables rivières de flammes jaillirent des cavités rocheuses et convergèrent vers le bas pour former comme une toile d’araignée. Au-dessus des flammes, accroché à la paroi rocheuse, se tenait l’Oracle : un géant de forme indistincte qui, comme les plantes, avait de nombreuses racines végétales. Son étrange épiderme gonflait à intervalle régulier : on aurait dit qu’il respirait l’air brûlant.
Quoiqu’il n’eût ni yeux ni bouche, il pouvait voir et parler en faisant directement écho dans son esprit.
C’était là la véritable apparence de l’Oracle, extraordinaire en soi.
Nul besoin pour lui de prendre figure humaine.
Plein de respect, Banach Lothar baissa la tête.