– « Merci, je reviendrai dans la soirée. »
Joël regardait les deux hommes, abasourdi et consterné. De toute évidence, quelque chose clochait. Ils semblaient oublier qu’il était le véritable Ambassadeur de Graycastle!
Otto parti, Joël, impatient, s’apprêtait à l’interroger lorsque Hill lui dit :
– « C’est le souhait de Sa Majesté. »
Ces paroles coupèrent court à toutes ses plaintes.
Joël porta la main à son front :
– « En êtes-vous certain ? N’oubliez pas que je représente le Royaume de Graycastle. Si le Roi de l’Aube apprend que je transporte une sorcière, les relations entre les deux nations se détérioreront et nous aurons fait tout ce travail pour rien. »
– « Alban Misra ne se soucie pas de ces questions triviales. Quand bien même il l’apprendrait, les sorcières sont beaucoup plus importantes que ce pacte d’alliance », répondit solennellement Hill. « En fait, lorsque mes hommes ont sélectionné les réfugies, ils ont déjà vérifié s’il n’y avait pas de sorcières cachées parmi eux. »
– « Et ? »
– « Rien », répondit Hill en secouant la tête. « Il y a deux raisons possibles à cela : soit il n’y a vraiment pas de sorcières parmi les réfugiés, soit elles sont si bien déguisées qu’il est impossible de les repérer. Quoi qu’il en soit, si vous parvenez à ramener une sorcière à Sa Majesté, il vous récompensera certainement. Vous savez combien il les chérit. »
Étant donné qu’il s’agissait de son vieil ami, Joël n’avait d’autre choix que d’obtempérer, bon gré mal gré.
Pour apaiser son ressentiment, il tenta de se persuader que cette exposition n’était finalement qu’un autre moyen de découvrir le pays. Quelque part, l’Ambassadeur était très curieux de savoir quel genre d’esclaves pouvaient se vendre à une exposition à laquelle même Denise n’était pas autorisée à assister.
À l’heure dite, Otto se présenta à l’entrée du manoir.
Joël grimpa dans un splendide carrosse qui ne portait pas d’emblème. Garni d’un épais tapis de fourrure, le coche était également équipé de deux chaînes suspendues au plafond. Inutile de demander à quoi elles servaient.
– « Je ne savais pas que vous aviez des goûts si particulier », siffla l’Ambassadeur.
Otto se mit à rougir :
– « Hem… Ce coche n’est pas à moi », répondit-il. « Cependant, ce genre de véhicule est pratique pour transporter un prisonnier en évitant les regards curieux. »
– « Ne vous justifiez pas, je comprends. » Joël caressa les menottes qui pendaient au bout des chaînes et demanda : « Lorsque nous aurons bouclé cette affaire, pourrai-je vous l’emprunter quelques jours ? »
– « Naturellement. La location est de cinquante Royals d’argent par jour et inclut les services d’un cocher. » Otto indiqua la destination au conducteur, trouva un endroit confortable et s’allongea. « Le trajet va durer un moment. Vous avez largement le temps de vous reposer. »
– « Combien de temps ? »
– « Environ une heure. L’exposition a lieu en périphérie de la Cité de Lumière. »
Joël en eut le souffle coupé :
– « Si je comprends bien, nous ne pourrons pas rentrer à la capitale ce soir ? Les portes ferment au coucher du soleil. »
– « Les “Marchands Noirs” nous fourniront l’hébergement et la nourriture. Tous les services disponibles à la Cité de Lumière le sont également là-bas »
– « Cela ressemble fort à un marché. »
– « Oui, à la différence près qu’il a lieu dans des souterrains », expliqua Otto. « Je n’y suis allé qu’une fois, aussi j’ignore si les procédures de vente aux enchères ont changé mais si vous suivez le guide, il ne devrait pas y avoir de problèmes. Lorsque vous aurez remporté l’enchère, vous n’aurez pas à attendre la fin de la séance. Vous récupérerez la sorcière dans les coulisses et un serviteur vous conduira à votre chambre… »
– « Une minute… » Dit Joël en le regardant, surpris : « Vous ne venez pas avec moi ? »
– « Il n’y a qu’une seule carte d’invitation. »
– « Et pour le règlement ? »
– « La lettre noire est une carte délivrée par la Chambre de Commerce. Elle vous tiendra lieu d’argent et vous permettra de placer directement votre offre. »
– « Sans limite ? » Demanda Joël, les yeux écarquillés.
– « Si, bien sûr, mais elle est beaucoup plus élevée que le prix que coûte une sorcière. À ma connaissance, il en coûtait mille Royals d’or il y a quelques années pour racheter une sorcière, mais comme le but d’Alban aujourd’hui est de les éradiquer, le prix a dû baisser. »
– « Mille Royals d’Or! » S’écria Joël en faisant claquer ses lèvres. « De toute évidence, la haute aristocratie se plaît à jeter son argent par les fenêtres! »
En effet, les maisons closes de la capitale ne coûtaient pas si cher! À moins qu’il ne soit trop vieux d’esprit pour savoir ce qu’était vraiment l’extravagance ?
– « De plus, si vous voulez gagner sa confiance, il serait préférable que vous ne la touchiez pas », dit Otto en se raclant la gorge. « N’oubliez pas qu’elle n’est pas vraiment une esclave. Vous risqueriez d’avoir des ennuis en chemin. »
– « Je comprends, soyez en sûr. »
Joël soupira : jamais il ne poserait la main sur une femme appartenant à Sa Majesté.
– « Lorsque vous sortirez, pensez à cacher son visage. Je vous verrai demain. »
Après avoir passé la porte de la ville, la voiture prit la direction de l’ouest. Lorsqu’enfin les derniers rayons du soleil furent absorbés par l’obscurité, ils ralentirent. Otto ne s’était pas trompé, le trajet avait duré une heure.
Au premier coup d’œil, le lieu où se tenait l’exposition ressemblait à n’importe quelle maison ordinaire.
Il y avait là une cour vide bordée de clôtures dentelées au centre de laquelle se trouvait une habitation faite de boue et de paille. Derrière, on apercevait des terres : le blé avait été récolté et des tas de paille parsemaient les champs. On aurait dit que le sol était bosselé.
Seul fait remarquable : les terres cultivables étaient également illuminées de torches, signe indiquant que l‘endroit était gardé, ce qui n’était généralement pas le cas des propriétés appartenant aux gens du peuple.
Lorsque le garde eut vérifié la carte d’invitation, Otto et ses hommes restèrent dans la cour tandis que Joël suivait un guide à l’intérieur de la maison de boue. Il descendit un escalier de bois, traversa un étroit tunnel creusé de main d’homme et se retrouva dans une grotte calcaire naturelle.
Celle-ci était moitié aussi vaste que la place de la capitale royale. À la lueur des flambeaux, l’ambassadeur aperçut de chaque côté d’innombrables petites cavités noires. Dieu seul savait où elles conduisaient.
Le sol de la caverne avait été poli et recouvert de dalles plates. L’endroit était si richement meublé que sans les stalactites surplombant sa tête, jamais il ne se serait cru dans une grotte. Dans la salle, une foule de gens attendaient le début de l’exposition.
Joël comprenait à présent ce qu’Otto voulait dire par : « pas vraiment officielle ». Le spectacle qu’il avait sous les yeux lui rappelait étrangement les réunions de Rats.
– « Par ici Monsieur », dit le guide, qui était en réalité une femme. Elle le conduisit à un siège marqué d’une lettre noire et s’assit à côté de lui. « Je serai à votre service pendant toute la durée de l’exposition. N’hésitez pas, si besoin, à me poser des questions au sujet de nos produits. » Sur ce, le guide prit le bras de Joël et le posa sur sa douce poitrine. Dans la grotte faiblement éclairée, ce dernier apercevait sous son masque un menton pointu et ses lèvres pulpeuses.
– « Cela fait-il également partie de vos services ? » Demanda-t-il en lui tripotant la poitrine, « Quel est votre nom ? »
– « Bien sûr, monsieur, vous pouvez m’appeler n ° 76. »
Son souffle était lourd de parfum, mais sa réponse ne manquait pas d’air.
Joël dut admettre que son hypothèse précédente était fausse. Jamais des Rats n’auraient pu engager des servantes aussi qualifiées. Si chaque enchérisseur était accompagné d’un tel guide, les organisateurs avaient dû dépenser une fortune pour engager ces filles.
– « Fait-il toujours aussi noir ici ? » Demanda l’Ambassadeur, les sourcils froncés, tout en lui caressant le bras. « C’est si mal éclairé que je doute de pouvoir bien voir les marchandises présentées sur la scène. »
– « Vous les verrez », gloussa la jeune fille.
Peu de temps après, en effet, il entendit un bruit métallique au-dessus de sa tête. En l’espace d’une seconde, plusieurs câbles de fer furent tirés le long du plafond, chacun relié à une étrange pierre qui émettait une lumière bien plus brillante que celle d’une torche. Joël réalisa soudain qu’il voyait parfaitement l’estrade.
Aussitôt, le silence se fit dans la grotte.
La lumière des torches semblait encore plus faible comparée à l’éclairage à la fois doux et brillant provenant des pierres. Toute la grotte se retrouvait plongée dans l’obscurité, à l’exception de la scène sur laquelle tous les regards étaient rivés.
Un homme en costume monta sur l’estrade et s’inclina devant le public.
– « Merci de votre patience », dit-il. « Je déclare ouverte l’exposition des Marchands Noirs! »