En fin de compte, Roland ne put rester dans sa chambre toute la journée.

Il faisait presque nuit lorsque Rossignol l’informa que Tilly désirait le voir.

Le jeune homme enfila un manteau, peigna ses longs cheveux et emporta une pile de documents manuscrits dans son bureau. Lorsqu’il ouvrit la porte, il trouva Tilly et Cendres qui l’attendaient.

Voyant que Roland était chargé, cette dernière lui pris des mains l’épaisse liasse de papiers. Le Roi en fut très surpris : jamais il n’aurait pensé que Cendres, qui n’était guère aimable avec lui, lui viendrait un jour en aide.

Le coucher de soleil qui filtrait par la baie vitrée teintait les murs d’un rouge orangé tout en laissant une traînée d’or. Cela donnait un étrange sentiment de séparation.

Roland se doutait des intentions de Tilly.

Il ne voulait pas qu’elles s’en aillent, cependant il savait que ce jour finirait par arriver. D’ailleurs, le fait qu’elles ne soient pas parties pendant qu’il était inconscient était en soi une preuve de leur sincérité.  

– « Je suis venue vous dire au revoir », dit calmement Tilly, « je dois retourner à l’Île Dormante pour résoudre les problèmes de l’Association du Croc Sanguinaire. »

Roland regarda le délicat visage de la Princesse : le soleil couchant se reflétait dans ses yeux.  Après un moment de silence, il répondit :

– « Je vois… Quand doit arriver la Jolie Dame ? Je tiens à organiser un repas d’adieu à votre intention… Mais… Une minute! » Il parut soudain stupéfait : « Dois-je comprendre que vous allez revenir ? »  

Cendres porta la main à sa bouche.

Tilly se mit à rire et demanda avec humour :

– « Eh bien, refuseriez-vous de m’accueillir, mon frère ? »

– « Non, je veux dire… Pourquoi… »

Roland, surpris, ne savait que répondre. Finalement, il demanda : « Serait-ce à cause des Mois des Démons ? »

– « Pourquoi faut-il absolument que ce soit uniquement pour cette raison ? » Répondit la Princesse en écartant les mains : « N’avez-vous pas de plus hautes attentes me concernant ? »

Il en demeura stupéfait :

– « Comptez-vous… »

– « Tout à fait… », répondit franchement la jeune femme. « Je vais annoncer à toute l’Île Dormante que vous avez remporté la bataille contre l’Église. Je leur dirai aussi qu’elles n’ont plus à mener une vie d’inquiétude et à rester cachées sur cette petite île, dans la mesure où l’Eglise n’a plus aucun contrôle sur la Cité Sans Hiver de Graycastle. Lorsque vous serez prêt, j’amènerai ici les sorcières qui désirent s’installer dans la Région de l’Ouest et quand le moment sera venu, j’espère que vous n’aurez pas trop à vous plaindre de leur appétit. »

Rempli d’une excitation indescriptible, Roland répondit :

– « Elles seront toujours les bienvenues dans la région de l’Ouest! »

– « Mais votre château n’est pas assez grand pour accueillir autant de sorcières. En admettant que la moitié seulement souhaitent venir s’installer ici, elles seront encore plus nombreuses que les membres de l’Association! Par ailleurs, la plupart ne sont pas des combattantes. J’envisage de louer des navires pour les emmener lorsque les Mois des Démons seront terminés, car alors, les routes sont beaucoup plus sûres », expliqua la Princesse avec un petit sourire en coin.

– « Aucun problème car d’ici le printemps prochain, Karl aura construit suffisamment de logements. »

Tilly étendit trois doigts :

– « De plus, mon frère, j’y mets trois conditions et j’espère que vous me donnerez votre parole. »

Elle avait l’air si sérieuse qu’instinctivement, Roland se redressa sur son siège.

– « Je vous écoute. »

– « Premièrement : il ne faudra pas les contraindre à rester si elles souhaitent quitter la Cité Sans Hiver pour d’autres villes. »

– « Pas de problème », répondit-il aussitôt. « Ceci dit, le Royaume de Graycastle n’a pas encore été unifié, aussi je ne peux pas vous assurer qu’ailleurs, les sorcières seront traitées de la même façon. Pour des raisons de sécurité, je leur conseille temporairement de choisir entre l’Île Dormante et la Région de l’Ouest. Il sera toujours temps pour elles de quitter la région lorsque j’aurai la main mise sur l’intégralité du royaume. »  

– « Ce n’est qu’hypothétique », répondit Tilly. Elle hocha la tête, satisfaite, et poursuivit : « Ma seconde condition est que si elles ne veulent pas travailler pour vous, vous ne les y contraindrez pas. »

Roland servit deux tasses de thé :

– « Et si je les persuade de le faire ? »

La jeune femme lui lança un regard affirmatif :

– « À partir du moment où vous n’avez pas recours à des méthodes violentes, je n’y vois aucun inconvénient. »

– « Marché conclu », répondit-il en souriant.

Roland n’aurait guère de mal à immerger ces jeunes filles naïves qui, depuis leur éveil, avaient passé leur vie à chercher un abri, dans les vagues de l’industrialisation. Il détenait un impressionnant système de récompenses en mesure de les convaincre. Outre le salaire, il lui suffirait d’établir une règle selon laquelle les sorcières désireuses de travailler auraient droit à des savons parfumés, des vins délicieux et de la crème glacée pour qu’elles trouvent plutôt attrayant de travailler pour lui.    

Des balles enrobées dans le sucre du capitalisme seraient, en effet, beaucoup plus convaincantes que la violence.

– « Enfin, je souhaite que les Sortilèges de l’Île Dormante continuent d’exister de façon indépendante. » En abordant ce dernier point, Tilly semblait quelque peu hésitante, pensant sans doute que cette condition était un peu dure. « Bien entendu, je remettrai une partie de l’argent gagné à la Cité Sans Hiver. »

« Les Sortilèges de l’Île Dormante ? »

Roland était perplexe. Il se souvint que cette organisation, reposant sur des primes, avait été créée dans le but de résoudre les conflits entre sorcières de combat et sorcières auxiliaires tout en rapportant des bénéfices à l’Île Dormante. En d’autres termes, presque toutes les sorcières de l’île appartenaient à cette organisation. En admettant que celle-ci devienne indépendante, Tilly aurait le contrôle sur tous ses membres.

Il comprit aussitôt pourquoi la Princesse avait hésité à lui en parler. Si les Sortilèges de l’Île dormante s’installaient sur ses terres en tant qu’organisation indépendante et autonome, ce serait elle qui prendrait les décisions quant aux missions rémunérées ou à l’envoi des sorcières dans les Fjords. La demande de Tilly ressemblait fort à une manière de prendre des précautions vis-à-vis de lui.  

Cependant, Roland accepta aussitôt :

– « Bien sûr, mais elles devront se conformer aux lois régissant la Région de l’Ouest. »  

« Les Sortilèges de l’Île Dormante ne constituent-ils pas une entreprise privée ? » Se demandait-il.  

En fait, à la minute où il avait réalisé que les sorcières de l’Île Dormante allaient s’installer sur ses terres, il avait ressenti une joie mêlée d’inquiétude, ne sachant pas s’il devait ou non les intégrer à l’Association des Sorcières.

Celle-ci, qui était l’une des trois principales cellules administratives avec l’Hôtel de Ville et la Première Armée, était sous le contrôle de Wendy. Sachant combien elle lui était dévouée, Roland avait donc toute confiance. Mais il y avait trop de sorcières sur l’Île Dormante. Si elles entraient toutes dans l’Association, Wendy perdrait en partie le contrôle et toute intervention de sa part au sein de la gestion ne lui semblerait plus aussi justifiée.

En revanche, il ne voulait pas paraître dur envers ces sorcières venues de loin en les empêchant de rejoindre l’Association. Sous cet aspect, les conditions de Tilly lui ôtaient une épine du pied. Par ailleurs, il était tout à fait normal que la Princesse soit un peu inquiète : il fallait du temps pour construire une relation de confiance. Le fait qu’elle lui en accorde davantage qu’autrefois était déjà un énorme progrès.

– « Vraiment ? »

Tilly semblait quelque peu surprise de la rapidité de sa réponse.

– « Ne vous inquiétez pas, je tiens toujours parole », répondit Roland en souriant.

– « Dans ce cas… » Tilly se détendit à son tour : « Je vais retourner dans ma chambre et faire mes bagages. La Jolie Dame sera là dans trois jours. Outre les sorcières de combat qui m’ont accompagnée, je vais prendre avec moi Ivy et Plume et lorsque les problèmes de l’Association du Croc Sanguinaire seront résolus, je vous les renverrai. »

– « Vous ne comptez pas revenir avant la fin des Mois des Démons ? »

– « Vous m’avez demandé si les Mois des Démons avaient quelque chose à voir dans ma décision de revenir, chose que je n’ai pas niée », répondit-elle avec un clin d’œil.

– « Cela signifie donc que je vous reverrai bientôt ? » Demanda Roland, plein d’espoir.

La Princesse acquiesça :  

– « Comme l’an passé, mon frère. Je me battrai à vos côtés contre les bêtes démoniaques jusqu’à la fin des fortes chutes de neige. »