Rossignol avait passé toute son enfance à Silver City. Ce fut la période la plus heureuse de sa vie.
Cependant, ce moment merveilleux prit fin avec l’année de ses quatorze ans. Cet hiver-là, des réfugiés entamèrent une émeute dans la ville. Ses parents sortirent pour distribuer de la nourriture mais ne revinrent jamais. Rossignol et son frère furent envoyés chez le frère de leur père, une autre branche de la famille Gilen.
C’est à ce moment que Rossignol vit s’éveiller ses pouvoirs de sorcière.
Elle prit grand soin de cacher ses capacités, mais son oncle finit par les découvrir. Ce dernier sépara immédiatement la jeune fille de son frère qu’il utilisa comme moyen de pression pour amener celle-ci à exécuter ses ordres, aussi n’eut-elle pas le choix.
Gilen l’envoya à la guilde des voleurs pour suivre leur entraînement. Par la suite, il lui fit faire des choses louches, comme entrer chez ses ennemis pour y voler des contrats commerciaux et autres choses importantes, ou écouter les réunions à la mairie. Elle fut même contrainte de se rendre chez certains concurrents potentiels pour mettre du poison dans leurs réservoirs d’eau.
L’activité familiale des Gilen devenait de plus en plus importante, mais l’attitude de son oncle envers Rossignol empirait chaque jour. Sitôt que la moindre chose tournait mal, elle était frappée. Lorsqu’il n’avait pas besoin d’elle, il l’enfermait dans une pièce de sa maison dont il avait remplacé la porte par des barreaux de fer.
Mais ce qui attristait le plus l’adolescente était le fait qu’elle ne puisse pas voir Hyde. Elle était perplexe et commençait à soupçonner son oncle d’avoir fait tuer son frère.
Cédant à ses demandes répétées, il le lui amena enfin. Mais lorsqu’il vit sa sœur, le jeune garçon, le regard plein de dégoût, lui dit qu’il ne voulait plus jamais la revoir parce qu’en tant que sorcière et compagnon du diable, elle devait aller en enfer.
Lorsqu’elle entendit ces paroles, le monde de Rossignol s’effondra, mais le cauchemar n’était pas terminé. M. Gilen lui asséna le coup final : le fait qu’elle soit devenue une sorcière était un secret, mais il ne cessait de répéter à Hyde que plus il s’éloignerait d’une sorcière, mieux il se porterait.
Après l’adieu de son frère, son oncle avertit ironiquement l’adolescente que Hyde hériterait du titre de son père, mais que si elle ne continuait pas à obéir à ses ordres, il le tuerait.
Ainsi Rossignol s’enfonça-t-elle profondément dans le chagrin et le désespoir et devint une marionnette manipulée par la famille Gilen. Sa majorité approchant, la jeune fille venait d’achever une tâche pour la famille et rentrait chez elle lorsqu’elle rencontra Wendy. Ou, plus précisément, ce fut Wendy qui la trouva.
Cette dernière raconta tout à Rossignol au sujet de l’Association de Coopération des Sorcières et lui dit que bon nombre de personnes là-bas étaient passées par des expériences similaires, mais ces sœurs n’avaient jamais abandonné. Lorsqu’elle entendit cela, une nouvelle étincelle de vie ranima le cœur brisé de Rossignol.
Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour passer de la confusion à la détermination.
Une semaine après sa majorité, elle avait vaincu la torture, obligeant sa magie à subir d’importantes transformations. Son brouillard ne se contentait plus de la dissimuler, il l’avait également délivrée des barreaux de fer.
Le jour où la jeune sorcière eut enfin récupéré des afflictions de son passage à l’âge adulte elle entra dans son monde de brouillard pour pénétrer dans la chambre de son oncle, s’emparer d’un couteau et lui trancher la gorge. M. Gilen laissa échapper quelques souffles aigus, puis on entendit plus que le sang gargouiller. Durant toute l’opération, Rossignol s’aperçut qu’elle était beaucoup plus calme que prévu.
Elle quitta la maison des Gilen, accompagnée de Wendy. Quant à son frère Hyde, elle l’ignora et ne voulut pas le revoir.
Toutes deux commencèrent leur voyage vers l’Association de Coopération des Sorcières.
Arrivée à la fin de son récit, Rossignol attendit un instant, mais sentant que le prince était encore immergé dans son passé, elle se retira pour la nuit.
Un long moment plus tard, Roland rassembla ses esprits. Rossignol lui avait dit que chaque sorcière avait une longue histoire d’amertume. Si elles parvenaient à atteindre l’âge adulte, elles pouvaient s’estimer heureuses.
Lorsque Roland était passé dans ce monde, il avait eu de la chance de se retrouver dans la peau d’un prince.
Le lendemain matin, Il alla rendre visite à Wendy dans la chambre de Rossignol.
Après une nuit de repos, la jeune femme avait de bien meilleures couleurs et son bras était guéri. Bien qu’elle fût encore faible, la sorcière s’assit et s’inclina pour rendre hommage au prince.
– « J’ai entendu parler de vous, merci d’avoir sauvé la vie de Rossignol. » Roland prit un parchemin dans sa poche et alla droit au but : « Il ne fait aucun doute qu’avec Cara pour leader, il vous sera impossible de retourner à l’Association de Coopération des Sorcières. Il est préférable que vous restiez à Border Town et travaillez pour moi. Si vous êtes d’accord, vous n’avez qu’à signer ce contrat. Vous obtiendrez le même salaire qu’Anna, un Royal d’or. »
– « Votre Altesse… » commença Rossignol avec hésitation. Elle cligna des yeux.
Roland comprit ce qu’elle voulait dire.
Sa vie allait radicalement changer. De plus, après que Wendy lui ait sauvé la vie dans les montagnes, Rossignol ne voulait pas que Roland la force à prendre une décision immédiatement. Dans son esprit, lorsque la sorcière aurait passé quelque temps à Border Town, elle se rangerait certainement de leur côté.
– « J’aimerais également ne pas être contraint d’aborder la question aussi précipitamment, mais certaines choses deviennent un peu plus dangereuses chaque jour si elles sont différées. » Roland marqua une pause, mais Wendy ne l’interrompit pas et attendit tranquillement qu’il continue : « Je pense connaître une méthode permettant à une sorcière de survivre à son jour d’éveil sans aucune douleur. »
Cette remarque provoqua un fort sursaut des deux sorcières qui demandèrent d’une seule voix:
– « Quoi ? »
– « Ce n’est qu’une spéculation de ma part et il n’y a pas de preuves tangibles », tempéra Roland. « Mais je pense connaitre la raison pour laquelle les sorcières du camp ont moins souffert par rapport à l’époque où elles vivaient cachées. La seule différence est que tant qu’elles cachaient leur identité de sorcière, les sœurs ne pouvaient pas utiliser leur pouvoir magique, tandis qu’en vivant au camp, elles étaient tenues de l’utiliser pour la bonne marche du quotidien. »
Wendy hocha la tête :
– « Vous êtes… c’est juste ».
– « Dans le cas d’Anna, elle a pu exercer sa capacité tous les jours avant son passage à l’âge adulte. Elle est même tombée dans le coma pour avoir épuisé son pouvoir magique.
Lorsqu’ elle a finalement repris connaissance, Anna avait surmonté l’obstacle le plus difficile pour une sorcière, et ceci sans aucune blessure.
« Par conséquent, je pense que là est probablement la clé pour venir à bout de la Morsure des Démons qui attaque votre corps. Je suis convaincu qu’une sorcière est une sorte de réceptacle à magie. Durant son adolescence, elle l’accumule. Lorsque celle-ci dépasse le seuil de tolérance du corps, elle lui devient préjudiciable. La date de la Morsure des Démons est déterminée par le jour d’éveil d’une sorcière, moment où elle est la plus puissante.
« Donc si celle-ci parvient à libérer continuellement sa magie et à la maintenir constamment à un niveau de sécurité, il se peut que la torture qu’elle aura à traverser au cours du jour d’éveil soit considérablement réduite, voire totalement inexistante. »
Roland s’interrompit un moment pour les laisser réfléchir, puis conclut : « En tant que seigneur de Border Town, je peux offrir à vos sorcières un endroit sûr où elles pourront faire usage de leur magie. Personne ne vous arrêtera, ne vous traînera en justice ni même ne vous mettra à mort pour cela. Si ma supposition est correcte, il ne fait aucun doute que Border Town sera la fin de votre longue quête de la Montagne Sacrée. »
Dès le départ, on enseignait à une sorcière que sa dangereuse capacité lui venait du diable. Après une souffrance interminable, celle-ci se rendrait compte que cette force ne venait pas d’elle et que son pouvoir était plutôt une malédiction.
Commençait alors un cercle vicieux : plus la sorcière se refusait à utiliser sa magie, plus la morsure était forte.
Dès son passage dans ce monde, l’attitude de Roland envers cette force avait été à l’opposé. Depuis qu’il avait parcouru les souvenirs de l’ancien 4e Prince et exclut l’existence d’un Dieu, il voyait simplement la magie comme une sorte d’énergie, une énergie qu’elles contrôlaient par la seule puissance de leur volonté.
Wendy demeura un long moment silencieuse avant de demander :
– « Avant de signer le contrat et d’accepter de travailler pour vous, je voudrais d’abord savoir … Qu’attendez-vous de moi ? »
Au cours des siècles passés, en raison de leurs capacités uniques, certaines sorcières avaient été achetées par quelques personnes ambitieuses et emprisonnées secrètement pour être utilisées comme outils consommables. Même si l’Église recherchait et punissait ceux qui se rendaient coupables d’un tel comportement, il était difficile de l’interdire.
De plus, ces gens se montraient impitoyables envers les sorcières. Une fois qu’elles avaient perdu leur utilité, le destin qui attendait ces femmes était un spectacle trop horrible à supporter.
Bien sûr, Roland avait lui-aussi entendu parler de ces cas, mais il avait tendance à voir sur le long terme et pensait que c’était mieux pour tout le monde. Il répondit en souriant :
– « La première chose que vous aurez à faire sera de pratiquer votre capacité jusqu’à ce que vous la maîtrisiez pleinement, tout comme Anna. »