« C’est un véritable massacre », pensa Nail assis au sommet de la tour, les mains sur la mitrailleuse.
Tant que la gâchette était enfoncée, cette arme d’acier continuait à cracher des flammes et des balles en direction de l’ennemi.
Ce poste élevé qui lui donnait le sentiment de dominer le champ de bataille l’excitait terriblement, de même que ses coéquipiers.
– « 66ème! Regardez, ce pauvre gars a été désintégré. »
– « Vous ne savez pas compter ? C’est le 68ème! »
– « Regardez là-bas, il y a un type qui continue à se rouler sur le sol. Tuez-le! »
– « Il a les intestins qui sortent. Inutile de gaspiller des munitions, laissons-le mourir à petit feu! »
Il y eut un clic, la bande de tissu glissa et une autre boîte de balles fut vidée.
– « Couvrez la troisième tranchée, je vais recharger! » Cria Nail à une autre équipe de mitrailleurs située dans la tour.
– « Ne vous inquiétez pas, on s’en occupe! »
Ses coéquipiers rapportèrent aussitôt une boîte remplie de balles. Il enfila un gant épais et saisit le canon fumant de la mitrailleuse avec un étrier spécial. Tenant le tube d’une main, il le démonta sans encombre et le déposa délicatement dans un espace libre.
Au cours de leur formation, on avait bien recommandé aux soldats de ne pas tirer continuellement, sauf cas exceptionnel. Après avoir vidé toute une boîte de balles, il fallait donc remplacer le canon afin d’éviter qu’il ne surchauffe et se déforme. On racontait que le tuyau d’acier noir, qui s’adaptait parfaitement au filetage de la chambre de l’arme, avait été fabriqué par Mlle Anna et que chacun valait environ cinquante Royals d’or. Les membres de l’équipe traitaient donc leur arme comme s’il s’agissait de leurs enfants.
Ils remirent en place les canons refroidis et le son percutant de la mitrailleuse retentit à nouveau dans la tour.
Soudain, Nail entendit un cri non loin de lui :
– « Regardez, il y a une sorcière à l’est de la première tranchée! »
– « Espèce d’idiot, ce n’est pas une sorcière mais une Purifiée! Une ennemie de Mlle Naela! »
Nail l’avait vue aussi.
La femme en robe rouge avait dû être frappée à la jambe par une balle volante car elle était au sol et rampait lentement, sa robe laissant une légère traînée de sang derrière elle.
Il pointait son arme vers la Purifiée lorsque soudain, un sentiment qui le dépassait l’arrêta.
À en juger par sa silhouette, la sorcière semblait être encore une enfant.
– « Qu’est-ce que vous attendez ?! Tirez! »
– « Je… »
Tandis qu’il hésitait, une colonne de sable balaya le corps de la jeune fille. Elle cessa de lutter et une flaque de sang se répandit sur son ventre, semblable à une petite fleur rouge.
– « Saperlipopette! Nous venons de laisser passer un point! »
– « Ne dites pas cela », interrompit un soldat en tapotant l’épaule de Nail : « Vous êtes fatigué, laissez-moi faire. »
Il prit une profonde inspiration :
– « Non, je vais bien. »
Nail reprit contenance.
Ils étaient en guerre contre l’Eglise et quel que soit son âge, un ennemi restait un ennemi. Il fallait se montrer plus fort. Le soldat serra les dents et laissa la compassion de côté.
– « Attendez, que s’est-il passé au milieu de la troisième tranchée ? » S’écria soudain un observateur. « Le sol s’est effondré ? »
– « Mon dieu, qu’est-ce que c’est? »
– « Bon sang! …Des Purifiées! Elles sont plusieurs, tuez-les! »
Nail tourna aussitôt son arme en direction de la troisième tranchée et aperçut en son centre une fosse de forme carrée dont les parois étaient aussi nettes que si elles avaient été découpées au couteau. Une femme en voile noir sauta hors de la tranchée et se tint droite, les mains derrière le dos.
Au moment même où il tirait, il entendit un faible sifflement. Il tourna la tête et la crosse d’un fusil le frappa au visage.
Soudain, tout devient noir et Nail s’effondra. Avant de perdre connaissance, il eut le temps d’apercevoir son coéquipier qui pointait son fusil vers lui.
Debout sur la plate-forme de commandement, une lunette d’observation à la main, Roland regardait la ligne de défense où la situation, peu à peu, s’éclaircissait.
Quelques ennemis avaient franchi les trois premières tranchées et se frayaient un chemin vers la quatrième. Cependant, des soldats avaient quitté la ligne de front pour venir renforcer les tirs défensifs et sous le feu continu de deux mitrailleuses au sommet des tours, l’offensive de l’Armée du Châtiment Divin déclinait visiblement.
Dans ces conditions, il était peu probable qu’ils atteignent les cinq autres tranchées ou encore l’artillerie. Sur le terrain, les tirs étaient trop puissants et de nombreux cadavres de soldats de l’Eglise étaient embourbés dans les fosses. La Première Armée ayant établi systématiquement un inévitablement point de blocage à chaque embranchement de tranchées transversales, la progression de l’ennemi s’en trouverait considérablement ralentie et l’avantage qu’ils semblaient avoir au niveau de la vitesse ne serait plus aussi évident.
Pour le moment, l’Armée des Juges venait d’entrer sur le champ de bataille. Contre toute attente, cette armée, qui avait subi de lourdes pertes sous les bombardements des Canons de Forteresse, n’était pas encore totalement déroutée, grâce aux Pilules de Folie. Cependant, ils étaient beaucoup moins menaçants que les Guerriers du Châtiment Divin, les pilules n’ayant pas le pouvoir d’éradiquer la peur. Lorsque les Juges seraient attaqués à la fois par l’artillerie de campagne et les mitrailleuses, leurs dieux eux-mêmes ne pourraient pas les sauver.
En fait, les plus grands atouts dans cette bataille étaient les bunkers, situés des deux côtés du terrain et les huit mitrailleuses lourdes de type Mark I dans leur tour. Pour qu’ils puissent tirer en continu, il leur fallait suffisamment de balles et chaque groupe était équipé de dix canons de rechange.
Seul inconvénient : pour pouvoir employer cette stratégie, ils avaient dû vider leur réserve. S’ils parvenaient à éradiquer sur place le gros des forces de l’Eglise, l’opération serait toutefois rentable.
De temps à autres, Sylvie observait les réactions magiques. Cependant, les Purifiées, qui suivaient l’Armée du Châtiment Divin, n’avaient pas joué un rôle significatif dans cette guerre car très vite, elles disparaissaient sous la fumée et les bombardements.
Le résultat était fixé!
L’Eglise d’Hermès ne serait bientôt plus qu’un peu de poussière dans l’histoire.
Roland en était là de ses pensées lorsque soudain Sylvie, qui se tenait également sur la plateforme surélevée, s’écria :
– « Purifiées droit devant! Elles sont quatre… Non, cinq! »
Dans la troisième tranchée, le sol, soudain, se souleva comme si quelque chose en surgissait avant de retomber, entraînant avec lui barbelés et piquets.
Une femme portant un voile noir apparut sur les lieux de l’effondrement. Immobile, elle regardait droit devant elle.
C’est alors qu’un fait étrange se produisit.
Dans les tranchées, de nombreux soldats retournèrent leurs armes contre leur menton et appuyèrent sur la gâchette.
Des flots de sangs jaillirent des fossés : on aurait dit une fontaine rouge.
Simultanément, les quatre forts de mitrailleuses eurent des ratés.
Les soldats qui n’avaient pas été affectés se mirent à tirer sur elle, comme s’ils venaient à peine de se réveiller.
Soudain, plusieurs tirs traversèrent son corps et elle tomba dans la fosse.
Profitant de l’opportunité, l’Armée des Juges droguée aux Pilules de Folie se précipita vers la ligne de défense.