– « C’est tout simplement… une punition divine », soupira Hache-De-Fer. « Étant donné qu’ils ne voient pas l’ombre d’un adversaire, ils sont attaqués sans pouvoir rétorquer. Aucun ennemi ordinaire ne pourrait descendre la montagne avec des tirs continu au-dessus de sa tête. »
Témoin de la puissance de l’obusier, le commandant en chef de la Première Armée savait bien l’effet que produisait un obus tombant au milieu d’une troupe en marche bien serrée. Le premier ayant atterri jusqu’à cinq kilomètres au-delà du champ de bataille, l’ennemi se mettait à courir comme un fou le long de la route, consommait toute son énergie avant la guerre ou s’avançait sans crainte, ses troupes incomplètes, sur le champ de bataille. Le scénario le plus courant étant bien entendu la dispersion et la fuite.
– « Malheureusement, les ennemis que nous affrontons ne sont pas tous des gens normaux », dit Roland avec un sourire. « De plus, notre quantité disponible d’obus est limitée, sans quoi nous éliminerions facilement l’adversaire avec ces deux Canons de Forteresse. »
Lorsque ces canons tiraient avec les dernières munitions, la vitesse de tir atteignait huit coups par minute, ce qui, pour l‘époque, était inconcevable. Depuis que l’Alchimiste en Chef de la Cité du Roi s’était installé avec bon nombre de ses apprentis à la Cité Sans Hiver, la production de combustible à double base augmentait régulièrement et le nombre d’obus était à son maximum. En effet, seule Anna pouvant fabriquer le déclencheur de fusée et sa structure mécanique extrêmement précise restreignait la production d’obusiers.
– « Votre Majesté, les vingt canons ont tiré », rapporta Van’er, le Commandant du bataillon, après plusieurs salves de tirs. « Nous avons obtenu un total de six cibles valides, la plupart étant, en gros, réparties dans la seconde moitié du chemin montagneux. »
– « Parfait, ce sera tout pour aujourd’hui », acquiesça Roland.
Après tout, les obus destinés aux essais réclamaient une fabrication spéciale. Même s’ils étaient fabriqués sur la base de balles solides, la forme et le contrepoids étaient exactement les mêmes que sur ceux dotés d’une fusée. Comme Anna était la seule à pouvoir effectuer ce travail de précision, elle prenait sur son temps pour fabriquer chaque jour quelques obus d’essai pour le Bataillon d’Artillerie.
– « Voulez-vous que nous allions faire d’autres tests ailleurs ? » Demanda Hache-de-Fer.
Roland réfléchit un moment :
– « Non, je vais retourner au camp. Continuez d’organiser l’entraînement des soldats. »
– « Bien, Votre Majesté », dit-il en s’inclinant.
De retour au campement, Roland soupira longuement et s’adossa à son fauteuil. Finalement, il ne lui restait plus grand chose à faire, ou plutôt, il avait fait tout ce qui était en son pouvoir, le reste ne pouvant dépendre que du sort.
Cinq jours auparavant, L’Église avait finalement réagi. Selon le rapport de Maggie, on avait ouvert les portes de la Cité Sainte et d’innombrables hommes et chevaux étaient sortis précipitamment de la ville en ligne bien ordonnée pour prendre la direction de la Crête du Vent Glacé. Vus de haut, ces guerriers aux armures argentées évoquaient une rivière de lumière ondoyante traversant la Chaîne des Montagnes Infranchissables.
Dans le même temps, l’un des espions positionnés autour de la Vieille Cité Sainte et des hautes terres d’Hermès avait envoyé une lettre secrète disant que l’ampleur de l’action lancée par l’Eglise était sans précédent. La population active de la ville elle-même avait considérablement diminué.
De toute évidence, l’ennemi s’apprêtait à les assaillir en masse.
Prévenu, Roland se précipita immédiatement sur la ligne de front. Depuis son arrivée, le moral de la Première Armée était à son maximum : la guerre qui allait décider de l’avenir des deux camps approchait.
Les soldats d’élite étaient plus de quatre mille, dont une troupe de chevaliers de réserve offerte par le Duc de la Région du Nord, le groupe de repérages organisé par Foudre et Maggie, Sylvie, le guide de tir toujours fidèle au poste et des sorcières de combat dispersées dans le camp. En principe, les préparatifs étaient terminés. L’Église elle-même agissait conformément au plan de bataille formulé par l’État-Major et tous les habitants de la Crête du Vent Glacé avaient été évacués de sorte que si l’ennemi avait l’intention d’utiliser les Pilules de Folie, il serait forcé d’utiliser les criants de la Cité Sainte ou de contraindre des habitants d’autres royaumes.
Tout se présentait au mieux, cependant, Roland était un peu inquiet.
Et ce à cause des Purifiées.
Il n’avait aucune idée de la forme sous laquelle elles se présenteraient et ne savait pas dans quelle mesure elles interviendraient dans cette guerre.
Afin d’éviter toute éventuelle perte causée par une attaque sournoise de l’ennemi, les sorcières en première ligne avaient dû se montrer très prudentes ces quelques jours. Elles étaient toutes rassemblées dans une même pièce et la nuit, Sylvie et Rossignol se partageaient les quarts de veille. Si jamais l’une d’entre elle percevait la moindre réaction magique, Écho se chargerait de réveiller tout le camp avec sa sirène.
L’Église n’avait pas pris d’autre initiative que d’envoyer des soldats prendre le contrôle de la Crête du Vent Glacé. Roland n’avait même pas aperçu de Purifiée.
Il ne savait pas si l’ennemi avait planifié une conspiration destructrice ou si, ne voulant pas s’embarrasser, il projetait de le réduire en miettes sur le champ de bataille officiel.
Quoi qu’il en soit, il ne pouvait rien faire de plus pour le moment que d’attendre.
Le dîner terminé, Roland s’allongea de bonne heure sur son lit. Le clair de lune brillait déjà à travers la fenêtre qu’il ne dormait toujours pas. Il s’habilla et quitta la chambre. Rossignol, qui se tenait dehors, réagit aussitôt :
– « Quelque chose vous empêche de dormir ? »
– « Un peu. Il y a sans doute trop de paille sous le lit. » Roland se frotta le cou et sortit un grain de blé de son col. « J’ai l’impression que quelque chose me pique le dos lorsque je suis allongé. »
– « Je ressens la même chose », dit Andrea qui, comme convenu, faisait également partie de l’équipe de minuit. « Je comprends parfaitement qu’on ne puisse déplacer un grand lit confortable, cependant, le Duc aurait dû le faire recouvrir de deux couches de soie supplémentaires. Il est plutôt avare. »
– « Mesdames et messieurs, nous sommes en guerre, pas en promenade », dit Cendres, mécontente. « Estimons-nous heureux d’avoir un abri. Ne soyez pas si exigeants. »
– « Évidemment, une personne qui a la peau épaisse et rugueuse ne peut pas sentir la différence. »
– « Cela vaut mieux que d’être faible et fragile. »
– « Je pense que nous aurions besoin d’un autre duel pour voir qui d’entre nous est la plus faible et la plus fragile. »
– « Lorsque nous en aurons terminé avec l’Église, vous comprendrez. »
– « Attendez…Puis-je placer un pari ? » Demanda Shavi en levant la main.
Rossignol tira Roland sur le côté :
– « Ne faites pas attention », dit-elle. « C’est ainsi toutes les nuits. »
Le jeune homme secoua la tête et sourit :
– « Si j’avais su, je ne les aurais pas mises ensemble. »
Étant donné que le champ d’investigation de Rossignol était beaucoup plus petit que celui de Sylvie, la mission de combat de l’équipe de début de nuit avait été confiée aux trois joueuses de poker. Avec Rossignol, elles formaient le groupe offensif le plus puissant tandis que l’équipe suivante, constituée d’Ayesha, Brise et Ivy, était principalement axée sur la défense. En effet, elles étaient les mieux placées pour contrôler et bloquer l’ennemi.
– « Et les autres ? Parviennent-elles à s’adapter ? » Demanda Roland.
– « Les sœurs de l’Association ne sont pas aussi pointilleuses que vous », répondit Rossignol avec un clin d’œil. « Dans de telles circonstances, elles qui ont connu des temps sans abris ni nourriture n’ont qu’à fermer les yeux pour s’endormir. »
– « Eh bien! Il semblerait que ce soit moi le plus impatient… » Roland s’assit sur les marches et contempla les étoiles en silence un long moment : « Que ferons-nous quand tout ceci sera terminé ? »
– « Vous êtes nerveux, n’est-ce pas ? » Demanda Rossignol en s’asseyant près de lui.
Roland, qui se sentait coupable, toucha son nez et répondit :
– « Je suis juste un peu émotif. Si jamais nous ne parvenons pas à vaincre l’Église… »
Il pensait : « La Cité Sans Hiver continuera-t-elle à fonctionner sous l’ordre actuel ? Le royaume sera-t-il complètement dévoré par l’Église ou reviendra-t-il à l’ancienne méthode de la propriété tenue par les nobles ? Et Anna et les autres sorcières ? Parviendront-elles à fuir en toute sécurité vers l’Île Dormante ? »
En consacrant sa vie à forger le pays, il avait, sans s’en rendre compte, développé un fort attachement envers le peuple.
– « Ne vous inquiétez pas », dit doucement Rossignol en lui prenant la main. « Je vous l’ai dit : tant que je serai en vie, il ne vous arrivera rien. » Elle marqua une pause avant de conclure : « N’oubliez pas que notre histoire vient à peine de commencer »