Les bombardements fusaient de partout et entre les explosions, Cléo n’entendait que de faibles cris de douleur.
La ligne de front était une avant-garde formée par les Guerriers du Châtiment Divin tandis qu’à l’arrière suivait lentement l’Armée des Juges. Cette formation, surnommée “Grands Boucliers”, qui avait été mise au point pour faire face aux attaques en masse de bêtes démoniaques, était également efficace contre les arbalètes et les silex. Épais comme le doigt, les boucliers de fer étaient capables de dévier des volées de flèches. Par ailleurs, ils n’avaient jamais été transpercés par les imitations de fusils de Timothy. Leur seul inconvénient étant leur poids, seule l’Armée du Châtiment Divin était en mesure de les utiliser au combat.
Mais cette fois, ils semblaient avoir perdu leur efficacité.
De temps à autres, une boule de fer coupait un guerrier en deux et frappait les soldats qui se trouvaient derrière lui. Aussitôt, le sang se mettait à jaillir des blessures. Les guerriers qui n’étaient pas morts agrippaient leurs entrailles ou leurs membres et hurlaient de douleur, sapant malgré eux le moral de leurs camarades qui continuaient le combat.
– « Cela ne peut pas continuer ainsi! Demandez à l’Armée du Châtiment Divin de charger! » Cria un assistant.
– « Je suis tout à fait d’accord, Seigneur Soli », renchérit un autre commandant en serrant les poings. « Puisque ces boules de fer ne se déplacent qu’en ligne droite et que les tirs ne sont pas très rapides, la meilleure chose à faire serait de nous disperser. Ainsi ils auront beaucoup plus de mal à nous viser! »
– « Compris. Que la formation s’élargisse et effectue une pleine charge! Transmettez! »
Cléo avait entendu l’ordre d’attaque de Soli Daal. Mais au même moment, un nouveau type d’arme fit son apparition sur le champ de bataille.
On aurait dit une succession incessante de gouttes de pluie accompagnée d’un bourdonnement semblable à celui des dagues qui s’entrechoquaient. Soudain, un nuage de fumée s’éleva devant les guerriers qui, un à un, s’écroulèrent sur le sol comme du blé que l’on coupe. Cléo ne parvenait pas à voir d’où venait l’attaque.
Tous les commandants pâlirent : chacun connaissait déjà l’issue de la bataille.
La sorcière entendit soudain un sifflement dans l’air, à la fois tranchant et mystérieux comme celui d’une vipère.
« Danger! » Pensa-t-elle.
Cléo regarda dans la direction d’où venait le son. Instinctivement, elle voulut se mettre à l’abris mais se souvint brusquement que le corps qu’elle habitait n’était pas le sien.
Malheureusement, Soli Daal était loin d’être aussi alerte.
Une seule boule de fer venue des airs tomba sur le sol juste devant lui et, en rebondissant, lui balaya le corps.
Cléo sentit la tête lui tourner et s’écroula sur le sol.
Du sang frais jaillit des épaules de Soli. À la place de son bras, il y avait un trou béant. Il serra les dents pour ne pas hurler de douleur.
Aussitôt, les soldats se précipitèrent autour de lui.
– « Votre Éminence! »
– « Dieu du ciel, votre main… »
– « On se retire! Que tout le monde se retire! »
– « Emmenez Monseigneur Soli! Je reste en arrière! »
C’est alors que les souvenirs s’interrompirent.
Cléo ouvrit les yeux et, à nouveau, se retrouva devant le prisme de Pierre du Châtiment Divin et le profond souterrain du Temple Secret.
« C’est donc ainsi que les choses se sont passées », pensa-t-elle avec un rictus en baissant la tête. « Je comprends tout à présent. »
En effet, cela expliquait comment, de simple Seigneur de Border Town, Roland Wimbledon était devenu le nouveau Roi de Graycastle, comment il avait réussi à triompher des chevaliers du Duc et, à plusieurs reprises, de l’armée droguée de Timothy et enfin comment il avait pu s’emparer de la Cité du Roi en à peine une journée.
Les rugissements continus, l’odeur de la poudre à canon… tout ceci était la preuve de l’existence d’un nouveau type d’arme à feu, nettement supérieure aux imitations d’armes à poudre de neige de Timothy.
Si Cléo n’en avait pas “personnellement” été témoin, jamais elle n’aurait cru que les armes à poudre puissent être aussi puissantes.
Ce n’était certainement pas un secret transmis à la famille Wimbledon, sans quoi Timothy et Garcia l’auraient su.
Roland avait sans aucun doute trouvé à Border Town quelque chose qui lui avait permis d’obtenir ce succès.
Il était également possible qu’il ait appris à maîtriser les secrets ancestraux d’une famille isolée En effet, depuis la dissolution de l’Union, quelques constructeurs et concepteurs qui avaient aidé les populations locales avaient perdu le contact les uns avec les autres. Bon nombre d’entre eux possédaient des compétences spéciales et exerçaient des métiers particuliers. Il était donc tout à fait possible que l’un d’entre eux ait conçu ces armes ingénieuses.
À moins que Roland ne les ait trouvées dans des ruines profondément cachées dans la Chaine des Montagnes Infranchissables. Les archives historiques de la bibliothèque mentionnaient en effet la présence d’étranges vestiges d’origine inconnue situées autour de la frontière des Terres Barbares. En fait, c’était la découverte d’un labyrinthe souterrain qui avait entraîné la division de l’Union.
Cependant, Cléo était plus encline à penser que c’était une sorcière qui, grâce à son pouvoir, avait conféré une telle puissance à la poudre de neige.
Cela expliquerait aussi pourquoi Roland avait changé d’attitude, recruté de nombreuses sorcières et contribué à mettre fin aux injustices auxquelles elles étaient confrontées.
« Ce ne sont que pures hypothèses de ma part », pensa-t-elle. « Le mieux placé pour le savoir est Roland Wimbledon. »
Si elle parvenait à “avaler” Roland, la sorcière saurait tout ce qu’il y avait à savoir au sujet de ces armes.
– « Dame Cléo ? » Appela avec inquiétude le capitaine des gardes debout à la sortie de la cage qui, depuis un bon moment, n’avait pas entendu de bruit.
La sorcière réprima son enthousiasme, son sourire et sortit précipitamment de la cage :
– « Je vais bien. Dites à l’Agence de Renseignements de rappeler toutes les Purifiées qui se trouvent au Royaume de l’Aube. »
Le capitaine parut étonné :
– « Toutes ? Mais… et votre plan ? »
– « La bataille décisive est sur le point de commencer », expliqua calmement Cléo. « Je veux voir tout le monde. »
Comparé aux connaissances que détenait Roland, le Royaume de l’Aube était bien insignifiant.
« Une arme à ce point puissante, d’une telle portée de tir et pouvant être utilisée par n’importe qui… »
À bien y réfléchir, ceci était d’une importance capitale.
S’ils parvenaient à se procurer ces armées en grande quantité avant l’arrivée de la Lune Sanglante, la Cité Sainte aurait infiniment plus de chances de vaincre les Diables.
Quant à elle, elle aurait fait un pas de plus vers Dieu.
Le dîner terminé, Ivy retourna dans sa chambre du château de Deepvalley et se mit aussitôt à bailler. Au cours de la dernière quinzaine, hormis durant l’exécution de la Campagne d’Extraction de Dents elle n’avait pas eu une minute pour se reposer depuis qu’ils étaient arrivés dans cette petite ville. Non seulement elle devait aider la Première armée à garder son camp, mais également suivre Edith et son entourage à la Crête du Vent Glacé pour réinstaller les résidents locaux. La sorcière était extrêmement occupée mais au moins, sa vie avait un sens.
Une fois son esprit apaisé, Ivy s’était aperçue que les sorcières non combattantes possédaient en effet des pouvoirs particuliers. Par ailleurs, elle commençait à réaliser qu’à l’exception de sa capacité, elle n’était guère différente de la plupart des gens ordinaires.
Il ressortait de ses interactions quotidiennes avec les autres que les sorcières de l’Association s’étaient progressivement mises à l’accepter. Tandis qu’elle effectuait une mission de surveillance, Maggie lui avait dit bonjour pour la première fois, même si, de toute évidence, cela ne plaisait guère à Foudre.
Ivy, qui n’attendait aucun pardon de leur part, espérait réparer ses erreurs par des actes. Peu lui importait de devenir leur sœur, tout ce qui comptait à ses yeux étant de se racheter.
Et ce pour sa seule et unique amie, Annie.
Elle allait se coucher lorsqu’on frappa à la porte.
Quelle ne fut pas sa surprise de se trouver face à face avec Dame Tilly, le Chef de l’Île dormante.
– « Je voudrais vous parler de l’Association du Croc Sanguinaire », soupira doucement Tilly « Ainsi que de Heidi Morgan et… d’Annie. »