Tandis que Danny attendait, un petit homme courut vers lui le long de la tranchée.
– « Capitaine, vous êtes en avance », dit-il, haletant. Il déposa le sac qu’il portait à l’épaule : « Voici vos munitions. »
– « Si j’étais parti chasser dans les montagnes, je serais déjà revenu à l’heure qu’il est », dit négligemment Danny. « Combien de munitions m’apportez-vous ? »
– « 30 balles. »
– « C’est peu… » murmura Danny. « Fichue mitrailleuse! »
Le petit gars, qui n’avait que seize ans, était le plus jeune soldat de l’armée. Il s’appelait Matt et était venu “protéger” Danny.
Chaque tireur d’élite avait un protecteur de sorte qu’ils puissent éliminer au plus vite les ennemis en approche et gagner du temps pour s’enfuir ou éventuellement, charger les baïonnettes.
De l’avis de Danny, il n’avait pas besoin d’un protecteur, encore moins d’un mineur. S’il avait accepté de prendre Matt, c’était uniquement à cause des supplications de Karl Van Bate. Durant des années, il avait été voisin du Ministre de la Construction et ils vivaient désormais dans la même rue, au sein du Nouveau Quartier. Le soldat avait bien sûr compris que Karl voyait tous les enfants qui sortaient diplômés de son collège comme ses propres enfants.
Les tireurs d’élite se trouvant généralement à l’arrière, le protecteur bénéficiait d’une position plus sûre que les soldats sur la ligne de front. Comme Danny savait que Sa Majesté détestait que ses employés se couvrent mutuellement ou soient de mèche les uns avec les autres, l’une des rares choses qu’il pouvait faire sans offenser le Roi était de prendre Matt pour protecteur.
Tandis qu’il le regardait s’accroupir pour prendre des balles, Danny ne put s’empêcher de lui demander :
– « Avez-vous déjà pensé à changer de travail ? »
– « Et quitter la Première Armée ? » Répondit Matt sans lever la tête. « Non, je m’y plais beaucoup. »
– « Mais ce n’est pas un jeu », dit Danny en haussant les sourcils. « À tout moment, nous pouvons être tués. Vous n’avez pas à prendre ce risque… En tant que diplômé du Collège de Karl, vous êtes tout à fait qualifié pour occuper un emploi à l’Hôtel de Ville. Vous y auriez une position très décente et gagneriez davantage qu’au sein de l’armée. »
– « Je n’ai aucune envie de passer mes journées à faire le coursier pour les fonctionnaires. Tout ce que je veux, c’est tenir une arme et protéger Sa Majesté », répondit Matt en posant les balles de 8 mm qu’il avait ramassées devant la tranchée. « De plus… »
Il s’interrompit brusquement : on aurait dit qu’il rougissait.
– « C’est à cause de Mlle Naela ? »
Matt ne répondit pas mais les rougeurs sur ses joues s’amplifièrent.
Danny ne put s’empêcher d’éclater de rire.
– « Au moins la moitié des soldats de la Première Armée admirent Melle Ange. À mon avis, vous n’avez aucune chance. Vous ne pouvez vous permettre de rêver d’une jeune fille dont le père est Baron, même s’il ne possède pas de terres. »
– « Je ne pense pas ainsi », dit Matt en tendant le cou. « Il me suffit de la voir tous les jours et je suis content. »
Danny secoua la tête et renonça. Il savait à quel point quelqu’un pouvait être fort ou entêté lorsqu’il était amoureux. Lui-même ne faisait pas exception.
Chaque fois qu’il en avait l’occasion, il fermait les yeux et aussitôt, l’image d’une femme aux cheveux verts s’imposait à son esprit.
Si elle n’avait pas tendu la main pour le sauver, il serait sans doute mort dans la forêt.
Comme à ce moment-là, elle était encore considérée comme une servante du Diable et l’incarnation du mal, Danny avait caché ses sentiments tout au fond de son cœur et n’avait jamais osé en parler à personne. Contre toute attente, après que, par la suite, les sorcières aient été déclarées innocentes, il l’avait revue. Elle habitait à présent la Résidence des Sorcières située dans les quartiers du château et avait ouvert divers champs expérimentaux dans la Forêt aux Secrets.
Comme il ne pouvait pas pénétrer dans les quartiers du château comme il le souhaitait, à chaque fois qu’il était en vacances, le jeune homme prenait son arc et partait chasser dans la forêt. Il avait même décidé que lorsqu’il ne serait plus soldat, il demanderait à l’Hôtel de Ville le poste de garde forestier et choisirait de vivre au sein de la Forêt aux Secrets.
Soudain, le son des cornes retentit, signalant l’arrivée de l’ennemi.
Danny chassa ses pensées vagabondes et reporta son attention sur son fusil.
Quoi qu’il en soit, pour le moment, il était soldat. Il allait devoir se battre pour protéger Sa Majesté et renverser l’Eglise, principal ennemi des sorcières.
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu’une troupe aux armures chatoyantes apparut au pied de la montagne.
Afin de bloquer la seule route conduisant à la Chaîne des Montagnes Infranchissables, ils avaient positionné leur ligne défensive à moins d’un kilomètre des Montagnes D’Hermès, de manière que sitôt l’ennemi en descendrait, il entre directement dans le champ de tir des canons de la Première Armée.
Danny savait pertinemment que jamais Hache-de-Fer ne laisserait passer une occasion de frapper les guerriers de l’Église.
Comme pour lui donner raison, une série de rugissements qui, de loin, ressemblaient à des grondements de tonnerre, retentirent derrière lui : Danny vit des ombres floues passer au-dessus de sa tête et voler en direction de l’ennemi.
La bataille venait de commencer qu’aucun signal n’ait été donné.
De loin, Danny pouvait nettement voir les points d’atterrissage des obus car la poussière se soulevait, formant comme des bouquets de fleurs sauvages. Aussitôt, les guerriers qui, vus de loin, marchaient en ligne comme des fourmis, se mirent à paniquer, réaction tout à fait normale étant donné que c’était la première fois qu’ils se voyaient frappés par des adversaires invisibles. S’il s’était agi de mercenaires ou de miliciens, leur moral se serait certainement effondré au bout de quelques tirs.
Cependant, au lieu de reculer, les troupes de l’Église accélérèrent le pas et tous quittèrent leur formation initiale.
Tandis qu’ils se rapprochaient de Danny, les soldats essuyèrent trois séries de bombardements. Les cinquante canons de campagne permettant de tirer en continu, c’était pour l’ennemi un véritable supplice. Étant donné qu’ils ne disposaient pas de chevaux de guerre, les soldats de l’Église devaient parcourir à pied cette route infernale.
L’Armée du Châtiment Divin, dont on disait qu’elle avait une force prodigieuse, leva ses grands boucliers et avança en direction de la ligne de front, formant un mur de fer gris à cinq cents ou six cents mètres de la première tranchée.
Mais ils ne faisaient pas le poids face aux obus qui, sitôt qu’ils touchaient un bouclier, le faisaient voler en éclats, jetant au sol son porteur.
– « Ce n’est pas bon », dit Danny en secouant la tête. « J’ai bien peur qu’ils ne soient anéantis avant même d’avoir atteint la première tranchée. »
Il avait parfaitement compris l’organisation de tir de la Première Armée : les canons s’occupaient d’abord des ennemis situés entre mille et mille cinq cents mètres, puis lorsque leurs adversaires se seraient approchés de la clôture, ils balayeraient le champ de bataille avec des mitrailleuses. Si jamais des soldats de l’Église franchissaient la ligne des deux cent mètres, ils utiliseraient des fusils dans un combat rapproché.
– « Pourquoi dites-vous que ce n’est pas une bonne chose de les détruire ? » Demanda Matt en se hissant sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus la tranchée.
– « Eh bien, parce que je n’aurai plus rien à faire. »
Danny ramassa les balles, les mit dans une poche à sa ceinture, prit son arme et se prépara à partir.
– « Où allez-vous ? » Demanda Matt en le tirant aussitôt en arrière.
– « Dans la première tranchée », répondit Danny en repoussant la main de Matt. « Vous, vous restez ici. »
– « Je viens avec vous. »
– « Il n’en est pas question. Ordre de votre capitaine! »
Sur ces paroles, Danny se pencha pour longer la tranchée communicante.
Le bruit des bombardements était de plus en plus fort et à chaque fois qu’un obus atteignait le sol, de la terre s’échappait des parois du fossé pour tomber dans son col.
Il comprit alors qu’il approchait de la ligne d’avant-garde.
Après avoir franchi trois rangées de tranchées, indifférent aux regards confus des soldats, Danny sortit la tête entre deux salves de tir pour observer ce qui se passait. De là où il était, il voyait nettement les grands boucliers de l’Armée du Châtiment Divin et entendait les cris et hurlements désespérés des ennemis.
Il se trouvait à environ trois cent mètres d’eux, ce qui était plutôt proche.
Danny prit une profonde inspiration, installa son fusil, visa légèrement au-dessus d’un bouclier et appuya sur la gâchette.
Il y eut un bruit clair et du sang bleu jaillit de derrière le bouclier qui tomba sur le sol avec le soldat qui le portait, révélant ainsi les Juges abasourdis qui étaient cachés derrière lui.
Danny ouvrit le verrou, enleva la carapace fumante et repoussa le verrou.
Le bruit du chargement le grisa et le fit frissonner.
– « Et de un! » Pensa Danny.