S’en suivit une longue période de silence.

Anna n’était pas aussi calmes que Roland l’aurait pensé. Tandis que le couple se regardait sans un mot, il vit passer dans le bleu de ses yeux un courant de peur, d’anxiété mais surtout de détermination qui expliquait pourquoi elle semblait toujours aussi inébranlable.

Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, cette impression devint de plus en plus intense.

Finalement, Roland prit conscience du fait qu’elle ne changerait pas d’avis.  

Il ferma les yeux et exhala un long soupir.

– « D’accord, mais à une condition. »

– « Laquelle ? »

– « Vous devez me promettre de ne jamais vous exposer en première ligne et de toujours rester à l’arrière. »

– « C’est promis. »

– « Si quelque chose devait m’arriver sur le champ de bataille… » Roland humidifia ses lèvres : « Je veux dire, si jamais je… »

– « Si un tel malheur se produisait, je quitterais aussitôt la Région du Nord », répondit Anna de but en blanc.

Durant un instant, Roland parut stupéfait.

– « Craignez-vous que je veuille vous venger et que je finisse par y laisser inutilement la vie ? » Demanda-t-elle en lui caressant doucement la joue. « Seules Rossignol et Cendres en seraient capables. Pour ma part, je retournerais au plus vite dans la Région de l’Ouest, j’emmènerais tous vos loyalistes à l’île Dormante et je m’installerai là-bas pour poursuivre la lutte contre la Cité sainte. Je sais pertinemment que vous ne consentirez jamais à ce que je vous suive dans la mort, même si c’est mon souhait. » Elle s’interrompit un moment avant d’ajouter : « Je vous promets que si cela venait à se produire, je marcherais sur vos traces jusqu’à ce que le monde idéal dont vous rêviez, où les sorcières et les gens normaux pourront vivre ensemble librement, devienne réalité. »

Roland ne répondit rien. Ce n’était pas nécessaire. Anna avait mûri bien au-delà de ses attentes et à ses yeux, c’était la plus grande récompense qu’il pouvait espérer pour être venu dans ce monde.  

Elle tendit la main pour déboutonner la chemise de Roland.

Il n’y avait plus rien à ajouter.

Le couple s’embrassa et tous deux se laissèrent tomber sur le lit.

À l’aide de son Feu Noir, Anna tira les rideaux tandis que des vêtements et des couvertures tombaient sur le côté. En cet instant, les destins de Roland et d’Anna étaient solidement liés, les étoiles dans le ciel leur servant de témoins.

Deux jours plus tard, Roland prononça son dernier discours sur la place avant de partir.

Les gens, qui avaient appris la nouvelle, étaient accourus et la place était bondée à craquer.  Après un an et demi de développement, l’ancienne ville de Border Town avait cédé place à la Cité Sans Hiver, prospère et animée. Non seulement la vie des habitants avait considérablement changé mais la réputation et la popularité de Roland atteignait des sommets sans précédents.

– « Bonjour, mes sujets », dit-il en montant sur l’estrade.

Aussitôt, les acclamations se mirent à fondre sur lui de façon écrasante.  

– « Longue vie à notre Roi! »

– « Vive Sa Majesté Roland! »

Les mains levées, le peuple acclamait son Roi avec respect, conscience et enthousiasme et n’avait besoin ni d’encouragement ni d’échos pour se faire entendre.

Il fallut attendre plus de cinq minutes pour que la foule déchaînée commence à s’apaiser.  

Roland regarda les innombrables paires d’yeux braquées sur lui avec vénération et dit d’une voix profonde :

– « Vous savez sans doute que notre royaume est sur le point de mener une guerre défensive contre un envahisseur. Notre ennemi n’est autre que la Cité Sainte d’Hermès qui a déjà annexé les Royaumes de l’Éternel Hiver et de Wolfheart! Des Quatre Royaumes, il ne reste plus aujourd’hui que ceux de Graycastle et de l’Aube.

« Je sais que certains d’entre vous croyaient en Dieu et en l’Eglise. Il n’y a rien de honteux à cela, mais vos bontés ont été mises à profit et vos espoirs trompés. Pensez-vous que je blâmerais les victimes plutôt que les menteurs et voleurs ? Bien sûr que non! » Il leva le poing. « L’Eglise va devoir payer pour cela. À elle seule, la vente des Pierres du Châtiment Divin leur rapporte plus de cent mille Royals d’or par an : cet argent devrait vous revenir à tous! »

« Pourquoi ? La raison est simple : les nobles, qui ne voulaient pas dépenser davantage pour se procurer ces pierres ont reporté sur vous une partie des dépenses en augmentant les impôts, en confisquant des propriétés et en vous volant ouvertement. Cela concerne non seulement les Pierres du Châtiment Divin, mais également la construction des églises, l’entretien des prêtres résidents et le coût des cérémonies de baptême. Je pense que vous avez tous entendu parler de ça! »

S’il y avait quelque chose que le peuple comprenait facilement et détestait par-dessus tout, c’était bien l’exploitation et l’oppression. Les méthodes de l’Église n’étaient pas aussi flagrantes que celles des nobles, mais pour Roland qui avait beaucoup d’expérience, il n’était pas difficile de mettre à nu ces choses cachées par une fine couche de feuilles de figuier, souillant du même coup la réputation de l’Institution.

« L’Église vous a promis des bénédictions divines en échange de cet argent mais finalement, que s’est-il passé ? Lorsque je suis arrivé dans cette ville, les gens avaient à peine de quoi manger et se vêtir, et chaque année, les Mois des Démons faisaient d’innombrables victimes.  Quant à ceux qui ont survécu… Etait-ce grâce à l’Église ou à Dieu ? Non! Ils n’ont pas levé le petit doigt! » Dit Roland en haussant un peu le ton. « La seule chose qui les intéresse et de sucer leur sang! »

Les résidents locaux, en effet, avaient été témoin de tout ceci et la plupart des réfugiés en provenance d’autres villes avaient vécu des expériences similaires. Tous comprirent que leurs souffrances passées étaient liées à l’Église et des flots de colère montèrent de la place.

– « C’est pourquoi jamais je ne me rendrai! Et plus important encore, je ne perdrai pas devant ces sangsues! » Déclara Roland d’une voix forte en agitant le poing. « La Première Armée va les pulvériser afin que plus personne n’ose voler mes sujets. Vous n’aurez plus jamais à vous soucier de payer pour construire des églises ou pour “expier vos péchés”! Dans le nouveau Royaume de Graycastle, ces maudites taxes n’existeront plus! »

« Les faits ont prouvé que sans la présence de l’Église, la Cité Sans Hiver n’en sera que meilleure, tout comme les autres villes! »

« Tout ce que vous possédez, vous l’avez créé de vos mains et en vous servant de votre esprit, non de ces illusions, c’est pourquoi j’ai souligné à maintes reprises la gloire du travail! Seul le travail peut créer la richesse et vous êtes les plus glorieux des travailleurs. Vous pouvez en être fiers car sans vous, la Cité Sans Hiver ne serait pas aussi prospère! »

Il fit un geste des mains vers le bas pour réclamer le silence :

– « La Première Armée est partie pour la Région du Nord où ils vont combattre l’Église. Si jamais nous sommes vaincus, nous perdrons tout ce que nous possédons et redeviendrons aussi pauvres que par le passé. Dites-moi, êtes-vous prêts à retourner en arrière ? »

La réponse était évidente.

– « Non, Votre Majesté, nous combattrons l’Église jusqu’au bout! »

– « Tuez-les tous! »

– « Chassez-les hors de notre royaume! »

– « Je donnerai ma vie pour protéger Votre Majesté ! »

Malgré la diversité des réponses, dans le fond, toutes étaient incroyablement similaires. Ces gens étaient tous prêts à défendre ce qu’ils avaient si durement gagné.

– « Bien dit!  Je n’ai pas besoin de vous pour engager les combats, ceci est de la responsabilité de la Première Armée. Vous n’aurez pas non plus à payer des impôts supplémentaires pour soutenir la guerre, comme l’ennemi l’exige de ses gens. Continuez à vivre et à apporter votre contribution à la construction et à la production de cette ville, ce sera le meilleur moyen de venir en aide à vos proches qui vont combattre en première ligne. Roland posa sa main droite sur son cœur et salua la foule : « Nous devons gagner! Vive le Royaume de Graycastle! »

– « Pour la victoire! »

– « Longue vie au royaume! »

Longtemps après le départ de Roland, on entendait encore ces deux phrases scandées par le peuple.

L’après-midi même, les derniers soldats embarquèrent à bord des bateaux à aubes et “Le Roland “, vaisseau amiral de la flotte, siffla pour indiquer le départ à destination de Deepvalley.