– « Quelle agréable surprise », pensa Roland.

Contre toute attente, Tilly ne s’était pas contentée d’envoyer quelques sorcières de combat pour lui venir en aide, elle venait le voir en personne. Cela ne pouvait signifier que deux choses : soit la Princesse avait résolu le problème des sorcières sur l’Île Dormante, soit elle n’avait pas à s’en inquiéter dans l’immédiat.

Le lendemain même, Roland, accompagné d’Anna et des autres sorcières, se rendit à la plage pour y attendre Tilly.  

Après deux semaines de travaux, il y avait déjà de nombreuses traces du passage de l’homme sur la plage de sable et de boue.

De simples maisons de bois et des hangars destinés au travail avaient déjà été construits autour de la pente : il s’agissait de prototypes des futurs entrepôt et dortoirs réservés aux marins. Le côté des maisons exposé au vent avait été peint avec un revêtement anticorrosion orange qui les rendait en même temps charmantes. Une tête de pont d’environ trente mètres de long avait été nivelée et son côté externe était fait de briques. Il servait à présent de quai provisoire et le port en eau profonde naturel évitait à Roland la difficulté d’avoir à construire des tréteaux. Même les trois-mâts pourraient accoster directement sur le quai.

Comme c’était la première fois que la plupart des sorcières revoyaient la plage depuis le début des travaux, toutes regardaient autour d’elles avec des yeux curieux.  

– « Cette immense fosse là-bas correspond-elle au chantier naval qui s’est effondré ? Que font ces ouvriers ? » Demanda Anna en désignant un endroit où de nombreux travailleurs s’affairaient.  

– « Hum… vous en avez entendu parler ? » dit Roland, un peu embarrassé.

– « Bien sûr, Naela m’a parlé du jour où trois des ouvriers ont eu les jambes cassées. »

L’effondrement du chantier naval et l’explosion du four à coke au cours d’un essai avaient été les deux accidents majeurs de l’année dans le District Frontalier. Si le dernier était en quelque sorte un prix à payer durant la phase exploratoire du développement, le premier était en grande partie dû à des erreurs et imprudences de Roland.   

Compte tenu du terrain particulièrement meuble, Karl, le Ministre de la Construction, avait conseillé de construire le chantier naval près des collines dans la mesure où les fondations y seraient plus solides. Mais en raison des délais, Roland avait rejeté sa suggestion. En construisant le chantier naval à l’ancienne, il aurait dû attendre l’année suivante pour commencer la construction du navire à vapeur promis à Tonnerre.  

Pour lui, la question des fondations n’était pas un gros problème : il demanderait à Lotus de construire la structure en acier du chantier dans laquelle on coulerait du béton pour la renforcer.  

Au départ, le projet s’est déroulé comme il s’y attendait. Le ciment ayant durci, les parois conçues pour protéger la structure en acier semblaient suffisamment robustes. Roland, qui était alors très satisfait de lui-même, se disait que ces experts en génie civil laissaient à désirer lorsque soudain, alors que les ouvriers installaient la herse, un accident se produisit.   

Tandis que Colibri libérait cette herse de l’épaisseur d’un bras, celle-ci s’écroula en emportant les murs de ciment et les ouvriers qui se trouvaient en dessous. Aussitôt, Colibri allégea la herse, la rendant aussi légère qu’une plume, cependant, les ouvriers étaient déjà grièvement blessés. Sans Naela, aucun d’eux n’aurait survécu.  

Une enquête ultérieure révéla que lors du coulage du ciment, le sable et la terre s’étaient enfoncés sous les pieds des ouvriers, de ce fait, les parois verticales n’avaient pas pu se fixer au sol, la jonction entre les murs et le plancher, en apparence solide, n’étant constituée que d’une mince couche de ciment. Au moment de la mise en place de la lourde herse, la structure d’acier s’était effondrée sous son poids en emportant les murs.

Dans les temps modernes, ç’aurait été une faute grave de la part de Roland mais à cette époque, les pertes étant fréquentes dans le cadre de la construction, personne ne l’avait vraiment pris au sérieux ni même blâmé le Seigneur pour cet accident. Seul Roland se sentait coupable et profondément désolé pour les travailleurs.

Il se reprit, s’éclaircit la gorge et répondit :

– « Ils construisent un mur de soutènement avec des poteaux de bois. »

– « Pour empêcher tout éboulement du sol environnant ? » Demanda Anna qui avait aussitôt compris ce que Roland voulait dire.

– « Hum, comme pour les racines d’un arbre, les poteaux de bois sont croisés et insérés dans le sol pour augmenter la friction, de sorte que les parois verticales ne s’effondrent pas », acquiesça Roland.

Cela lui ayant servi de leçon, cette fois, il vérifiait soigneusement s’il y avait du sable et de la terre dans la structure lorsqu’ils couleraient le ciment.

Soudain, Lune Mystérieuse s’écria :

– « Regardez! Un bateau! »

Tous regardèrent vers la ligne où le ciel et la mer ne faisaient plus qu’un et aperçurent un voilier portant un drapeau rose qui s’avançait lentement dans leur direction.

Aucun doute possible : un navire voyageant du Cap de l’Extrême Sud à l’intérieur de la Région de l’Ouest ne pouvait être que la Jolie Dame, en provenance de l’Île Dormante.

Alors que le navire approchait de la Plage, il se balança un moment sur la mer pour réajuster sa direction avant d’accoster. De toute évidence, au premier abord, ils n’avaient pas reconnu l’endroit.

Roland allait revoir la Princesse Tilly, du Royaume de Graycastle.

Il lui serra chaleureusement la main. Bien qu’ils ne se soient pas vus depuis plusieurs mois, à en juger par leurs sourires et leurs regards lumineux, ils se sentaient toujours étroitement liés.

« Quelle merveilleuses retrouvailles », pensa Roland.

Les sorcières, quant à elles, ne se montrèrent pas aussi réservées.  

Honey, Chandelle et Evelyne étreignirent leurs vieilles amies. Oubliant ses manières d’aristocrate, Andrea entoura de son bras les épaules de Rossignol. Wendy prit la main de Cendres et lui demanda des nouvelles. Quant à Plume, elle fut très surprise de découvrir qu’une sorcière de l’Association du Croc Sanguinaire les accompagnait.  

– « Pourquoi êtes-vous ici ? » Demanda Plume en se dirigeant vers une femme à la mine un peu pâle. « Heidi Morgan vous aurait-elle envoyée parce qu’elle n’avait aucune nouvelle, ni d’Ivy, ni de moi ? »

– « Non, Dame Heidi est sur le bateau », répondit la sorcière en secouant la tête.

– « Comment ? Vous voulez dire qu’elle est venue avec vous ? » S’exclama Plume, surprise, attirant l’attention de tous.  

À sa voix, il était évident qu’elle avait peur.

– « Qui est Heidi ? »

– « Il me semble qu’il s’agit du Chef de l’Association du Croc Sanguinaire. »

– « Maintenant que vous le dites, en effet, Ivy en a parlé. »

– « Que vient-elle faire ici ? »

Roland regarda Tilly :

– « Avez-vous réglé vos différends avec elle ? »

– « Si vous voulez savoir si j’ai pris le contrôle sur elle, dans ce cas oui, mon plan a fonctionné. Heidi a essayé de tuer la fausse Annie que nous avions mise en scène. Cependant, elle a refusé de me dire ce qu’étaient devenues les sorcières rejetées par son association, prétendant qu’elle ne le dirait qu’à vous lorsqu’elle vous verrait », dit Tilly en écartant les mains.

– « À moi ? » Demanda Roland, confus.

– « Oui, je suppose qu’elle vous considère comme sa dernière planche de salut », répondit la Princesse avec un clin d’œil. « Vous êtes à présent le souverain du Royaume de Graycastle et le représentant de la noblesse laïque : elle se dit probablement que si elle vous apporte suffisamment d’avantages, vous la sauverez. Peut-être même lui viendrez-vous en aide pour reconquérir sa position au sein du Royaume de Wolfheart. »

– « Seriez-vous en train de me rappeler ce que j’ai à faire ? » Roland ne put s’empêcher de rire. Tilly était plutôt mignonne lorsqu’elle jouait les innocentes et tournait autour du pot. « Faites –moi confiance. Si j’étais le genre d’homme à échanger la vie des sorcières contre des bénéfices, jamais vous ne l’auriez emmenée ici.  À présent dites-moi : qui est la sorcière que je suis supposé rencontrer ? Si je ne me trompe pas, je ne l’ai encore jamais vue. »

– « Elle s’appelle Crépuscule. C’est une sorcière de combat de l’Association du Croc Sanguinaire. Si elle n’avait pas eu recours à sa Graine de Symbiose pour maintenir Heidi en vie, je crois que jamais celle-ci ne serait arrivée jusqu’à la Cité Sans Hiver », répondit Tilly.