Lorsqu’ Anna ouvrit les yeux, tout autour d’elle était d’un rouge flamboyant et l’air lui brûlait le visage.
Le feu!
Elle était entourée de flammes et la fumée qui s’échappait de la partie inférieure du hangar l’étouffait.
Anna entendit des cris en provenance de l’arrière-salle. Etait-ce une hallucination ? Le bois craquait au contact des flammes et de temps à autres, des débris enflammés tombaient du ciel. Elle sortit de sa meule de foin et tenta de se frayer un chemin vers l’arrière-salle, mais aussitôt, les vagues de chaleur l’arrêtèrent.
Finalement, elle sortit précipitamment du hangar et, impuissante, regarda les flammes dévorer sa maison.
Ses voisins affluaient de toutes parts. Certains tentèrent d’éteindre le feu cependant, la source d’eau la plus proche était la rivière Écarlate, située à l’extérieur de la ville. Les quelques pots d’eau qu’ils s’efforçaient de rapporter n’eurent aucun effet sur l’incendie.
Anna, qui courait dans tous les sens, aperçut soudain la silhouette de son père.
Revêtu de son manteau sale, le visage couvert de poussière, il s’était dépêché de revenir des mines et regardait fixement sa maison dont il ne restait plus que la charpente calcinée.
Apercevant celui qui était toute sa force, son pilier, Anna ne put retenir plus longtemps la terreur qui la submergeait. Telles des perles, les larmes se mirent à couler sur ses joues. En sanglots, elle courut vers son père et s’agrippa à lui.
Cependant, son père ne lui apporta pas le réconfort qu’elle espérait.
– « Où est votre mère ? » Cria-t-il en lui, lui tenant les épaules. « Et votre frère! »
Pour toute réponse, Anna secoua la tête mais contre toute attente, reçut une gifle en plein visage.
– « Seriez-vous la seule à en avoir réchappé ? Pourquoi ne les avez-vous pas sauvés ? Bon sang, comment pouvez-vous ne penser qu’à vous ? »
Anna se redressa brusquement dans son lit, haletante. La voix furieuse de son père résonnait encore à ses oreilles et refusait de s’en aller.
Encore ce rêve!
Elle attrapa une tasse sur la table de chevet et avala l’eau fraîche. Il lui fallut un long moment pour se remettre.
Le premier jour de chaque mois, Anna faisait ce rêve, comme si quelqu’un dans sa tête était là pour lui rappeler constamment le passé. Elle tourna la tête et examina le calendrier posé sur son bureau. Ce jour-là était non seulement le dernier de la première semaine d’été mais également le jour où l’Association distribuait les salaires.
Elle fit une rapide toilette et enfila ses vêtements. Puis elle sortit du château et se dirigea vers le Bâtiment des Sorcières, situé dans l’arrière-cour.
Aussitôt qu’elle l’aperçut, Bella sourit :
– « Sœur Anna! Vous êtes bien matinale! »
– « Bonjour! », dit à son tour Wendy. « On dirait qu’il va faire beau aujourd’hui. Comptez-vous vous rendre à la Montagne du Versant Nord tout à l’heure ? »
Quant à ses deux anciennes camarades de classe, elles s’inclinèrent respectueusement :
– « Dame Anna… »
« Appelez-moi simplement Anna, comme au bon vieux temps », répondit-elle. Puis, s’asseyant à la longue table, elle réfléchit un moment et répondit à Wendy :
– « Je n’irai pas avant cet après-midi car j’ai d’autres choses à faire. »
– « Vous me surprenez », dit Wendy d’un air intrigué. « Sa Majesté Roland et vous seriez-vous… »
– « Ils vont faire le marché! » S’écria Bella, toute excitée.
À ces mots, Perle et Lapin Gris éclatèrent de rire.
Pour toute réponse, Anna secoua la tête.
Wendy n’insista pas. Elle prit dans un tiroir une enveloppe qu’elle remit à la jeune femme :
– « Voici votre salaire mensuel : deux Royals d’or. »
– « Merci beaucoup. »
Les sorcières n’avaient pas à se préoccuper de leurs repas ni de leurs vêtements et ne payaient ni loyer, ni frais de transport. Elles bénéficiaient gratuitement des produits de luxe vendus sur le marché et pouvaient en demander autant qu’elles le voulaient. Par conséquent, la plupart estimaient que leur salaire n’était guère utile. Seule Anna avait deviné les intentions de Roland. Par cette mesure, il l’aidait sans le savoir.
L’enveloppe à la main, elle retourna au château. Carter Lannis, le Chevalier en Chef, l’attendait dans la grande salle.
– « Mlle Anna », dit-il en se levant pour la saluer. « Procédons-nous comme d’habitude ? »
– « Oui », répondit-elle en sortant de l’enveloppe un Royal d’or qu’elle lui tendit : « Allons-y. »
Depuis la reconstruction de Border Town, tous les autochtones bénéficiaient d’un nouveau logement. Le père d’Anna, qui avait vendu sa fille à l’Eglise pour vingt-cinq Royals d’or ne faisait pas exception.
Celle-ci n’avait plus jamais eu de contacts avec celui qui, à ses yeux, n’était plus son père.
Cependant, Anna ne pouvait pas passer outre certaines choses, comme ce Royal d’or qu’elle demandait à Carter de lui remettre pour pourvoir à ses besoins.
Son père, comme la plupart des pauvres, lorsqu’ils ont une rentrée d’argent inattendue, l’avait très vite dilapidé. Il jouait, avait été victime de fraude, de vol et en l’espace de six mois, s’était retrouvé sans le sou. À cette époque, Anna n’était pas encore très connue, mais son talent avait été repéré par les natifs tandis qu’elle utilisait ses compétences pour réparer les remparts. Son père avait bien tenté de mandater un voisin pour lui rendre visite, mais à chaque fois, il était rejeté et ridiculisé. Carter, qui à ce moment-là était chargé d’organiser la milice, avait entendu parler de cette affaire.
Informée, Anna avait aussitôt compris qu’elle devait faire quelque chose afin que son père se tienne tranquille.
Elle ne voulait pas qu’il cause d’ennuis à Roland.
Accompagnée de Carter, elle traversa un quartier calme à l’est de la ville et monta au second étage d’un immeuble.
Carter la regarda :
– « Attendez-moi ici, Mlle Anna. »
– « Je suis désolée de vous causer tout ce tracas. »
– « Ce n’est rien. »
Il se dirigea vers une porte et frappa vigoureusement.
Un moment plus tard, celle-ci s’entrouvrit :
– « Ah… c’est vous, Monsieur le Chevalier! Je… »
– « Pourquoi avez-vous mis si longtemps à ouvrir ? Seriez-vous sourd ? » Cria Carter. « Ne restez pas devant la porte, éloignez-vous! »
– « Oui oui… »
Peut-être était-ce ainsi que les choses devraient être.
Anna s’appuya contre le mur du couloir et poussa un soupir de soulagement.
En toute honnêteté, la sorcière aurait bien voulu ne plus jamais avoir à se soucier de celui qui avait un jour été son père, cependant, elle était certaine que si elle le laissait totalement de côté, les choses ne feraient qu’empirer. De plus, elle ne pouvait pas l’approcher seule, sans quoi cet homme vaniteux et fanatique se comporterait comme quand elle était enfant et l’effet dissuasif serait perdu.
Plutôt que de le supplier de ne pas intervenir, il était préférable de lui faire savoir que désormais, un monde séparait leurs statuts sociaux. Chevalier en Chef de renom, Carter était considéré comme un grand noble par le peuple du District Frontalier. Il lui suffisait d’apporter au vieil homme ce Royal d’or pour le prix de son silence, accompagné de quelques avertissements, pour s’assurer qu’il ne causerait pas d’ennuis à Roland.
Autrefois, Anna n’aurait pas compris ce genre de relation.
Après avoir été capturée et emprisonnée, le monde avait perdu tout intérêt pour elle et était devenu gris. Elle n’avait repris goût à la vie qu’après que Roland l’ait sauvée. Au bout de quelque temps passé au château, la jeune femme avait peu à peu compris la complexité des relations humaines et les raisons de la colère de son père envers elle.
Cependant, elle détestait les choses compliquées et n’était vraiment détendue qu’en compagnie de Roland.
Ou bien lorsqu’elle lisait ces livres remplis de connaissances étranges, en apparence complexes et incompréhensibles mais qui, lorsqu’on s’y attardait, permettaient de comprendre que les liens entre les choses étaient simples et directs. Ils n’allaient pas se modifier sous prétexte que les centres d’intérêts changeaient. Pourquoi le monde réel n’était-il pas aussi net et rangé que les formules qui en expliquaient le fonctionnement ?
À nouveau, la porte s’ouvrit. Indifférent au paroles flatteuses qui l’invitait à s’attarder, Carter revint à ses côtés et dit :
– « Voilà, Mlle Anna. C’est fait. »
– « Très bien », répondit la sorcière qui respirait mieux maintenant que l’affaire était réglée. « Surtout, pas un mot à Sa Majesté. »
– « Je comprends. Comptez sur moi. »
Elle acquiesça d’un signe de tête et descendit les escaliers.
La jeune femme ne se débarrasserait sans doute jamais de ces terribles sentiments, cependant, elle était certaine qu’avec Roland, il y aurait de plus en plus de choses plaisantes dans sa vie. Elle était impatiente de retourner à la Montagne du Versant Nord pour poursuivre ses recherches.
C’était un endroit qu’elle affectionnait particulièrement.